Dans le vaste univers des jeux dits de stratégie, Mémoire 44 occupe une place singulière à bien des égards. D’abord parce qu’il a remporté un succès commercial rare pour un jeu de ce type, succès qui ne se démentit pas huit ans après sa sortie et que l’éditeur franco-américain Days of Wonder a su faire fructifier. Mais aussi parce qu’il a eu, dès sa création, une ambition de « devoir de mémoire », explicite dans son titre, qui tranche avec de nombreux « jeux d’histoire ».

En effet, Mémoire 44 a bénéficié du soutien de la Mission du soixantième anniversaire des débarquements de Normandie et de Provence. Mais aussi, en tant que « jeu de plateau avec figurines et à fort contenu historique », il se situe au carrefour de plusieurs univers ludiques autant par la richesse de son système que de son matériel.

Ce dossier vous propose un état des lieux à la fois subjectif et analytique d’un « monument ludique ». J’ai découvert Mémoire 44 fin 2007 à l’époque où je cherchais un jeu pour initier mon jeune fils aux « wargames ». En trois ans, le jeu de base s’était déjà étoffé de nombreuses extensions mais surtout d’une communauté extrêmement active qui avait contribué à multiplier les scénarios. Enfin récemment, j’ai littéralement redécouvert le jeu à la lecture du manuel « tactique et stratégique » d’Alexis Beuve ainsi qu’à travers la pratique de la version online de M’44.

Commençons d’abord par une rapide présentation du jeu de base. Dès l’ouverture de la boite, la philosophie des jeux édité par Days of Wonder est évidente : une grande qualité matérielle associée à une accessibilité  immédiate mais qui n’exclue pas une profondeur stratégique. Le manuel est un modèle du genre : parfaitement pédagogique et abondamment illustré, il accompagne les joueurs dans un véritable hommage « aux hommes et aux femmes pris dans la tourmente des événements de l’été et de l’automne 1944 ». La moitié des 35 pages est consacrée aux 17 scénarios décrivant en effet les combats opposant les troupes allemandes aux diverses forces alliés (y compris les résistants français d’Auvergne ou du Vercors).

S’empile ensuite dans une grosse coque thermoformée les quatre composantes du jeu :

– Un solide plateau couvert d’hexagones de bon aloi. Une face uniformément verte et l’autre représentant une plage sont prêtes à accueillir les effets de terrain matérialisés par 44 tuiles et quelques bunkers  en carton fort. On remarque immédiatement que des pointillés les séparent en trois sections définissant un centre et les deux ailes du champ de bataille.

– Deux sachets de 80 figurines en plastique représentant de l’infanterie, des blindés, de l’artillerie mais aussi des obstacles divers et trois porte-cartes.

– 70 cartes justement, joliment illustrées par Julien Delval. L’essentiel, 60 cartes de commandement, se divise en « cartes de sections » activant des unités d’une ou plusieurs sections et des cartes tactiques d’effets variés. 10 aides de jeu du même format résument efficacement les caractéristiques des unités et les effets de terrains.

– Enfin huit dés permettant de gérer les tirs et les combats rapprochés ainsi que quelques éléments de hasard. Sur chacun, deux « touches » d’infanterie, une de blindée, une pour toute cible, une de recul et une étoile généralement sans effet.

Voyez cette page du site officiel pour une présentation complète du matériel.

L’ensemble s’apparente donc immédiatement à un « jeu-bac-à-sable » qui n’est pas sans m’évoquer personnellement les combats de petits soldats Airfix avec lesquels, enfant, je rejouais les scènes des films de genre des années 60-70 et en particulier The Longest Day. L’éditeur en fait d’ailleurs un argument conforme à l’ensemble de sa production ; c’est un jeu au support visuel extrêmement irréprochable, la jouabilité et surtout la durée de vie est excellente et permet à des joueurs de tous âges de s’affronter pendant une petite heure sur un thème  fort.

Matériel de la boîte de base.
Gros plan sur les dés.

Pourtant cela ne permet pas d’expliquer le succès durable de Mémoire 44 et il faut plonger dans le système pour comprendre sa profondeur et l’attraction qu’il exerce sur une large communauté de joueurs.

Les apparences sont souvent trompeuses et les deux aspects matériels les plus marquants renvoyant au jeu avec figurines et aux wargames ne sont finalement que le décorum d’un chef d’œuvre. C’est le système de jeu lui-même créé par  Richard Borg pour le jeu Battlecry consacré à la Guerre de Sécession et transposé au  contexte de la Seconde Guerre mondiale qui fait toute son originalité.

Mémoire 44 écarte d’abord un problème majeur de nombreux jeux de stratégie historique, à savoir la question de la simulation, en choisissant délibérément l’abstraction. Les figurinistes et les wargamers risquent d’être rapidement agacés par le fait que des manœuvres éprouvées sur de nombreux champ de batailles n’aboutissent à rien ou que d’autres jugées absurdes par le moindre manuel d’entrainement obtiennent des résultats excellents. En effet, ni l’échelle espace-temps, ni les forces engagées ne sont réalistes : une bataille peut très bien représenter une vaste opération de plusieurs semaines engageant des dizaines de milliers d’hommes sur le front de l’est qu’une escarmouche de quelques minutes dans le maquis ou un débarquement amphibie sur un atoll du pacifique. Le tout sur le même rectangle d’hexagones avec quelques poignées de figurines. A chaque fois la durée de jeu, variable (elle dépend d’un seuil de médailles) ne dépasse cependant pas l’heure pour les scénarios « standards ».

Seul le « briefing » décrit avec un réel souci de pédagogie historique « l’ordre de bataille » et les enjeux de l’affrontement. Mais finalement ceux-ci ne sont qu’un duel tactique de deux stratèges.  Cet affrontement est en effet régulé par deux sous-systèmes qui doivent être maitrisés pour comprendre ses victoires et ses défaites et éviter de systématiquement les attribuer au hasard (par ailleurs important dans ce jeu) :

– Le premier que l’on peut qualifier de « moteur tactique » est structuré par un espace fixe (un plateau de 13 hexagones par 9) modifié par des tuiles de terrain régulant simplement le mouvement et le combat, et par des figurines représentant des forces bien typées. Quasiment aucun hasard ici … sauf l’amusant largage de figurines pour les parachutages !
Les blindés rapides (déplacement de 3 hex) et puissants (tir à 3 dés) sont cependant plus fragiles (3 figurines par unités) que l’infanterie (4 par unités), elle plus lente (déplacement d’un hex puis tir, ou de deux hexagones sans tir) et à la portée dégressive (3 dés à 1 hex dégressif jusqu’à 1 dé à 3 hex). L’artillerie enfin à l’énorme allonge (6 hexagones avec un puissance de tir croissante de 1 jusqu’à 3 dés à courte portée) mais est très peu mobile (tire ou se déplace) et assez fragile (2 figurines par unité). Une foule d’unités plus spécialisées ont progressivement été ajouté au fil des extensions en modifiant légèrement ce canevas très simple.

Il est question de placement, de zones de tirs, de points d’appui, de forces d’assaut et de soutien… mais on pourrait tout aussi bien abandonner ce vocabulaire militariste et évoquer l’expérience acquise par un joueur d’échec pour décrire ce que devrait être celle du joueur de Mémoire 44 après quelques parties. Dès le placement, on peut donc discerner ses forces et ses faiblesses. Avec les tirs le système reste tout aussi transparent. Le hasard des dés est un « référentiel probabiliste simple » (selon l’une des belles formules d’A. Beuve) c’est-à-dire que pour toute situation type, les exemples de tirs offriront toujours les même probabilités de réussite. Il est ainsi possible de lister, comme le fait le manuel tactique, de véritables « proverbes », certains assez proches de la logique militaire d’autres propres au système lui-même.

Mais ce n’est pas tout, les cartes de commandements, en nombre variables d’un scénario à l’autre pour chaque joueur mais constant au cours d’une partie, ouvre une autre dimension tactique. Il s’agit d’un « référentiel probabiliste variable ». Un tirage initial de 4 cartes par exemple, peut être plus ou moins bon pour tirer profit des éléments tactiques détaillés précédemment. Et chaque carte piochée transformera diversement la main.

Le tacticien devra donc former et même gérer sur plusieurs tours cette main s’il veut éviter de se sentir le jouet du hasard. Ce n’est donc pas une coïncidence si Alexis Beuve (voir son site praxeo-fr.blogspot.fr) est l’auteur et l’éditeur de nombreux manuels de jeu tels le poker, les échecs ou le go qui ont finalement de nombreux liens avec Mémoire 44.

Cela ne signifie pas que le jeu soit totalement standardisé ou paradoxalement parfaitement adapté aux intelligences informatisées car la victoire dépend également d’un environnement bien plus complexe.

– C’est la dimension stratégique du jeu qu’il faut ici détailler. Celle-ci dépend bien sur des conditions de victoires. Elles sont essentiellement définies par un nombre prédéterminé de « médailles » obtenues pour chaque unité ennemie entièrement détruite et parfois pour des objectifs « géographiques » même s’il existe des scénarios « à mort subite ». C’est ce nombre d’objectifs qui définit globalement la durée d’une bataille mais aussi la stratégie réelle des joueurs.

Une bataille courte peut ainsi maximiser les premiers assauts pour éviter une contre-attaque écrasante ou s’emparer de positions favorables à une attrition assumée. Les objectifs territoriaux nombreux canaliseront des axes d’attaques et des zones de défense.
Le stratège gérera donc son score en décidant constamment du niveau de risque tactique qu’il peut prendre. Il décidera par exemple quelle(s) section(s) sera renforcée ou sacrifiée. Il sera prêt à se laisser distancer au score si cela élimine les bonnes positions et/ou les bonnes unités de l’adversaire. Plus encore, la construction de la main est aussi une affaire de stratégie qui permet de réduire fortement son hasard intrinsèque. Mais le joueur devra également connaitre les spécificités tactiques des armées qui sont progressivement apparues dans les nombreuses extensions.

Terminons justement avec une analyse de l’évolution de ce système. En effet, même si la boite de base se suffit déjà largement à elle-même, Days of Wonder a su améliorer intelligemment ce bijou. Plutôt qu’une liste des différentes extensions, qui atteignent aujourd’hui la vingtaine de références distinctes, regardons plutôt les grandes tendances.

– La majorité du contenu ajoute du matériel permettant de sortir du front de l’ouest en 1944 et d’explorer d’autres champs de batailles ainsi que les forces armées d’autres nations. Le terrain pack ajoute une centaine de tuiles, obstacles et autres bâtiments ainsi que des badges pour identifier de nouveaux types d’unités. 3 boites sont ensuite respectivement consacrées au front de l’est, au théâtre méditerranéen et pacifique ajoutant chacune 70 figurines, 44 tuiles de terrains et de nouveaux marqueurs et badges d’unités. Afin de parfaire le visuel, un plateau double face hiver-désert est le terrain de jeu idéal pour ses nouveaux horizons.

« L’immersion » sera même poussée à l’extrême avec le sac de rangement très tendance dans les conventions. Prochainement la plus grosse extension à ce jour, ajoutera 186 nouvelles figurines reprenant tous les types d’unités apparues depuis le jeu de base mais pour lesquelles il fallait souvent se contenter de badges d’identification

Equipment pack.

– La plupart des extensions apportent également leur lot de règles pour traiter les nouveaux terrains, matériels et unités, mais de manière toujours suffisamment simple pour que chacune tienne facilement sur une petite carte de résumé. L’Air Pack rompt cependant avec cette simplicité en proposant un manuel spécifique et la modification de la plupart des scénarios publiés précédemment. La dimension aérienne est en effet d’usage assez délicat, tant tactiquement que pour l’équilibre des scénarios. C’est cependant un ajout logique pour un jeu qui a rapidement prétention à évoquer tous les aspects militaires de la Seconde Guerre mondiale.
Deux autres extensions vont également modifier le deck de cartes en cherchant à simuler certaines spécificités tactiques d’abord dans Sword of Stalingrad grâce à des cartes dites de combat qui jouées avant la carte de commandement booste souvent certains unités ou capacités ; puis Winter Wars poursuit cette logique en l’appliquant également au format Breakthrough (voir ci-dessous) et en introduisant des règles hivernales. Ces cartes augmentent globalement la létalité des parties et rappellent le rôle primordial de  l’infanterie pour prendre et conserver des objectifs notamment dans les combats urbains…

Overlord – voir aussi sur le site de B. Faidutti.

– Enfin, dès la boite de base, Mémoire 44 a également proposé de rompre avec le cadre finalement très étroit du plateau 13 x 9. D’abord avec le format Overlord qui consiste en joignant deux boite de base et leur carte dans le sens de la longueur de reproduire de grande bataille.

Paradoxalement, ce n’est pas tant la structure spatiale du jeu qui se trouve modifié (3 sections deux fois plus larges) que la possibilité de jouer en équipe.

Dans ce cas, jusqu’à huit joueurs peuvent s’affronter (un par section plus un commandant en chef) avec une simple adaptation de la règle de tirage de carte : le Commandant en chef peut en distribuer 1, 2 ou 3 aux sections (jusqu’à 2 par section) mais ne peut décrire sa main et donc sa stratégie à ces subordonnés.

Pour économiser l’achat d’une deuxième boite de base, l’extension Overlord fournit des compteurs en carton mais aussi un deck spécifique de cartes pour jouer ce format… sur des scénarios préimprimés sur des cartes semi-rigide double-face. A ce jour, quatre Battle Maps ont été publiés :

soit L’enfer du bocage (bataille de Saint-Lô 1944) et Les cadets de Saumur (1940) ; les tigres des neiges (Courlande 1944) et l’opération Market-Garden (Pays-Bas 1944) ; L’épée de Stalingrad et Fait comme des rats (Stalingrad 1942) ; le désastre de Dieppe (1942) et la prise de Tobrouk (Lybie 1942).

 

Air pack.

Afin de rendre suffisamment attractif ces extensions, Days of Wonder y ajouta systématiquement de nouveaux scénarios standards et parfois de nouvelles figurines et leurs règles spécifiques (half-track, chars lourds, jeep, camions). Une autre dimension apparaît également en bonus du sac de campagne : le format Breakthrough avec le scénario Percée vers Gembloux. Puis avec deux grandes cartes 13 x 17 double face et une pléthore de scénario spécifiques.

Le gameplay est fortement transformé : non seulement les parties sont évidemment plus longues mais la gestion de son tempo devient essentielle. Il faut construire sa main pour éviter par exemple que les blindés se retrouvent isolés après une charge. Enfin, la dimension stratégique n’a pas été oubliée. Dès la sortie du plateau hiver / désert, une règle simplifiée et rapide permettait de lier plusieurs scénarios avec un système de bonus / malus (aux unités, aux cartes, au placement).

Mais il a fallu attendre les carnets de campagnes pour que la bonne idée se transforme en chef-d’œuvre.

Désormais avec un contexte savamment décrit, les joueurs seront confrontés à une planification sur plusieurs batailles de leur réserve stratégique, d’événements divers mais aussi à des parties où les objectifs géographiques sont souvent privilégiés, augmentant l’historicité des engagements. Organisées le long d’une arborescence assurant suspens et retournement de situation, ces campagnes présentent beaucoup des meilleurs scénarios jamais publiés. La campagne de Normandie, de l’avis général, est de celles-là. Pour l’instant, ce n’est pas moins de 23 campagnes qui sont ainsi regroupés en deux volumes, auquel il faut ajoutés 3 campagnes téléchargeables gratuitement.

L’adaptation en jeu en ligne est aujourd’hui dans sa phase opérationnelle. Après une version en flash jouable sur le site Days of Wonder qui a progressivement intégré l’ensemble des matériels et règles, la version Steam (en free to play, s’il vous plait !), sortie fin 2011, bénéficie dorénavant d’une esthétique irréprochable et de la puissance offerte au jeu multijoueur de la célèbre plate-forme. Surtout, associé à l’éditeur de scénario, le jeu offre alors pour un coût supplémentaire la foule de réalisations de la communauté, soit à ce jour plus de 2500 scénarios du front (répertoriés sur le site officiel).

Volume 1
Bataille du vercors.
Volume 2.

Derniers mots

Mémoire 44 n’est donc plus un jeu parmi d’autres mais à l’instar de Warhammer 40 000 voire même d’ASL, c’est un univers ludique à part entière. Sa richesse niveau matériel et son renouvellement constant en font autant un jeu “Bière et Bretzels” pour une petite soirée, qu’un loisir de compétition qui réunit chaque année des dizaines de participants lors des Open de France organisés par l’importante fédération française de Mémoire 44.

8 Commentaires

  1. Mon fiston se l’était fait offrir mais il n’a pas vraiment accroché – ce n’est pas un fan des jeux de plateau. Et comme je n’ai pas non plus trop accroché, il prend un peu la poussière.

  2. Superbe article, meme si je suis pas fan de WW2. Et en plus j’ai découvert Alexis Beuve, avec plein de trucs qui devraient me plaire.

    • Une petite précision sur le “free-to-play” depuis la page steam:

      “Les 2 premiers scénarios, Pegasus Bridge et Juno Beach, sont entièrement gratuits. Les autres scénarios requièrent l’utilisation de Gold Ingots (l’argent du jeu Memoir ’44). Vous recevez initialement 50 Gold Ingots gratuitement pour les essayer. Une fois épuisés, l’achat de Gold Ingots supplémentaires est nécessaire pour continuer à jouer.”

      Par la suite, 3 formules:
      125 lingots pour 5 €
      400 lingots pour 15 €
      1000 lingots pour 30 € donnant accés au mode expert permettant de jouer sur des scénarios réalisés avec l’éditeur

      • Et pour être tout à fait complet sur ce point…

        La version M’44 online de Dow, qui présente désormais la même interface, n’a pas les mêmes formules de paiement. Après les 50 lingots offerts, vous pourrez chosir parmi les options suivantes :
        200 lingots pour 8 €
        1000 lingots pour 30 € et accéder au mode expert
        2400 lingots pour 60€, accéder au mode expert et bénéficier d’un bon de réduction de 30€ sur la gamme M’44 de la boutique Dow

  3. Complètement accro depuis la découverte du jeu de base qui m’a été offert il y a un an,
    j’ai ,depuis, acquis toutes les extensions SAUF l’AIR PACK et le carnet de campagne n°1.
    Aussi, si vous avez un tuyau pour s’en procurer un exemplaire, je suis preneur.

    • idem j ai tout sauf ces 2 extensions le fameux air pack et carnet de campagne vol.1!!! et j ai cherché partout sur le net et impossible de le trouver!!! je crains fort que se soit peine perdue pour se le procurer

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