J’avais inscrit Flashpoint Campaigns : Red Storm en tête des jeux à surveiller, parmi la brochette annoncée cet été par Matrix-Slitherine. C’est que j’affectionne les jeux qui placent le joueur dans une situation réaliste de commandement, où ses ordres sont relayés par des subalternes gérés par l’ordinateur. Pour qu’ils soient réussis, ces jeux doivent compter sur une IA amie perspicace, ce qui est le cas dans Red Storm. Mieux, ce jeu prédigère la complexité des armes de la guerre froide et nous la sert en quelques éléments d’interface faciles à interpréter, y compris par les réfractaires aux abréviations militaires.
Létalité extrême
Beaucoup de choses ont changé depuis la Seconde Guerre mondiale. Les armes modernes tuent à longue distance au premier coup, et c’est celui qui dégaine le premier qui emporte le trophée. N’en déplaise à l’infanterie, ce sont les missiles, sur affûts aériens ou terrestres, qui sont les nouveaux maîtres du champ de bataille, ne laissant aux fantassins que le nettoyage des cendres.
Ce schéma pour le moins déstabilisant est intelligemment modélisé par les concepteurs de Flashpoint Campaigns : Red Storm (FCRS). Ils ont situé leur Troisième Guerre mondiale dans les années 1980, entre le Pacte de Varsovie, dirigé par une URSS en pleine possession de ses moyens militaires, et les forces de l’OTAN, animées par les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne de l’Ouest. Le cadre général est fixé par une offensive de grand style lancée par les Soviétiques depuis la RDA, contre un rideau défensif tendu par l’OTAN le long de la frontière.
Contenu hypothétique crédible
L’écran de démarrage liste une trentaine de scénarios individuels, mais en réalité la moitié sont des reprises jouables à partir de l’autre camp ou entre adversaires humains (head to head). Je parlerais plutôt d’une quinzaine de cartes qui correspondent à divers combats livrés sur les parcours possibles de l’armée soviétique en Allemagne de l’Ouest.
Les deux campagnes proposées sont davantage circonscrites sur le plan géographique :
- Dans la campagne Hell on Wheels, jouable du côté de l’OTAN, les Américains doivent freiner les Soviétiques dans les plaines du nord de l’Allemagne. Le terrain est idéal pour la manœuvre de blindés, mais il offre une distance de vue exceptionnelle aux lance-missiles américains.
- Dans la campagne Red Hammer, menée par le Pacte de Varsovie, les Soviétiques attaquent plutôt en secteur montagneux, un peu au nord de la trouée de Fulda, en direction de Bad Hönningen, sur le Rhin. Ils se heurteront aux Allemands.
Toutes les cartes ont 20 km de profondeur sur 15 km de largeur, à raison de 500 m l’hexagone. Les forces de chaque camp sont de l’ordre du bataillon d’infanterie ou du régiment de chars dans les plus gros scénarios. L’échelle est donc grand tactique, sur des cartes somme toute modestes qui n’offrent généralement que deux ou trois approches à l’attaquant.
Pour rendre les choses bien saignantes, une place est faite aux armes chimiques et nucléaires dans les scénarios Thor’s Hammer et Strike First, où sont présents les Britanniques. N’y voyez pas de mauvaises intentions…
Faire confiance aux sergents
À première vue, nous sommes dans un wargame classique en tour par tour à résolution simultanée (type WEGO). Mais rapidement, on se rend compte que la voiture ne roule pas au carburant habituel.
Prenons d’abord le système d’ordres. Dans FCRS, on ne désigne pas les cibles de nos soldats. On leur demande plutôt de prendre la bonne attitude à conserver sur place, dans le cas des ordres « se tenir prêt » (on call), « défendre » (screen) et « se retrancher » (hold), ou à maintenir pendant le déplacement :
- Le déplacement rapide (move – hasty) est décontracté. L’unité avance en colonne, ce qui l’empêche de réagir correctement à une mauvaise rencontre. Elle adoptera toutefois un déplacement prudent si elle entre en contact avec l’ennemi.
- Le déplacement prudent (move – deliberate) est nettement plus lent, parce que l’unité est en formation de combat et qu’elle reste attentive à l’environnement. Elle fera feu si elle trouve un ennemi sur son chemin, mais de façon moins agressive que pendant un assaut.
- Le mouvement d’assaut (assault) est une classique attaque toutes voiles dehors en vue d’occuper un hexagone précis. En plus d’être prêts au combat, les éléments attaquants coordonnent leurs actions. La vitesse est plus élevée que le déplacement prudent pour éviter d’être pris pour cible sur le trajet, ce qui réduit les possibilités d’exploitation du couvert.
Seul l’ordre « ravitailler » (resupply) permet à l’unité de se reposer et de retrouver sa réactivité (readiness), mais elle est alors pratiquement incapable de combattre.
Après avoir donné ses ordres, le joueur observe ses gars s’efforcer de bien faire leur travail. Il les verra ralentir, accepter le combat, se mettre à l’abri ou retraiter au besoin et faire appel d’eux-mêmes à l’artillerie ou au soutien aérien disponible.
Dans un jeu tactique traditionnel, le joueur s’occupe de tout et doit sans cesse ajuster ses ordres de tour en tour ; il a le nez collé sur l’action et s’empêtre souvent dans la micro-gestion.
Dans un jeu comme Flashpoint Campaigns : Red Storm, le joueur doit au contraire prendre du recul, examiner les approches et les points géographiques à occuper, et orchestrer les mouvements pour que les unités aient les meilleures chances possibles de remplir leur mission « par elles-mêmes ». Les détails tactiques, c’est l’IA qui s’en occupe, et elle le fait bien dans le cas présent.



Pour gérer les durées de tours variables dans une partie multijoueurs (en ligne, par courriel ou en chaise tournante), l’ordinateur fait progresser la résolution de la bataille jusqu’à la limite de tour suivante de l’un ou l’autre camp. Par exemple, si les Soviétiques commencent la partie avec un tour de 20 min, contre 25 min pour l’OTAN :
• la résolution du tour 1 s’arrête après 20 min et le Soviétique donne ses ordres ;
• la résolution du tour 2 s’arrête 5 min plus tard et l’OTAN donne ses ordres ;
• la résolution du tour 3 s’arrête 15 min plus tard et le Soviétique donne ses ordres ;
• la résolution du tour 4 s’arrête 10 min plus tard et l’OTAN donne ses ordres…




Flashpoint Campaigns : Red Storm est un jeu bien conçu et fonctionnel. Mais comme toute œuvre ambitieuse fabriquée par une équipe restreinte, il comporte son lot de défauts mineurs, tels que des mesquineries d’interface et quelques fonctionnalités manquantes, notamment la possibilité d’enchaîner plusieurs ordres (ex. : se déplacer prudemment et se retrancher). Rien de bien sérieux, d’autant que les concepteurs réagissent au quart de tour aux commentaires des joueurs sur le forum de Matrix et préparent activement les corrections appropriées.
La seule anicroche qui fait mal touche les conditions de victoire. Dans l’état actuel du jeu, une partie se termine dès qu’un camp subit 70 % de pertes. Les habitués des wargames comprennent dans ce mécanisme qu’ils n’auront pas le plaisir d’exterminer leur ennemi jusqu’au dernier soldat et qu’ils obtiendront leur victoire avant d’avoir « terminé le travail ». Niet, l’ordinateur n’est pas de cet avis. Selon lui, vous perdez la partie chaque fois que vous n’occupez pas suffisamment d’objectifs géographiques, même s’il ne reste plus d’ennemi pour garder ces objectifs et que vous disposez de nombreux tours, avant la fin du scénario, pour y déplacer vos fiers combattants.
Heureusement, cette faille sera bientôt corrigée. Les développeurs ont involontairement péché en cherchant à élaborer un système de victoire irréprochable. Le principe général demeure sain : un joueur gagne s’il augmente d’un certain pourcentage la quantité de points de victoire qu’il détient en début de partie ; l’occupation d’objectifs, chaque unité amie encore valide et chaque unité ennemie détruite contribuent à ces points de victoire.
Une horloge différente pour chaque camp
L’autre originalité du jeu concerne le mécanisme d’activation des troupes, qui est double : le nombre d’ordres et la durée du tour ne sont pas les mêmes pour chaque camp. Si vous avez choisi des options de jeu réalistes (brouillard de guerre, ravitaillement non automatique et commandement contraint), vous devrez vous limiter à un certain nombre d’ordres par tour. Le nombre est généralement plus élevé dans le camp le mieux préparé, ce qui peut être le cas du défenseur (devant une menace annoncée) ou de l’attaquant (soumis à une attaque surprise). Il témoigne notamment de la capacité de l’armée à gérer efficacement ses communications électroniques, un enjeu vital de la guerre moderne.
Par ailleurs, pour simuler la qualité d’organisation des troupes (robustesse de la chaîne de commandement, vigilance des PC, etc.), FCRS introduit une innovation étonnante : les tours n’ont pas la même durée selon que l’on joue du côté de l’OTAN ou du Pacte de Varsovie, et cette durée varie durant la partie en fonction des événements !
Sachant que la durée du tour est comprise dans une fourchette de 15 à 35 min au chronomètre du jeu (environ dix fois moins en temps vécu par le joueur), ce facteur a un impact stratégique sur le déroulement de la partie, puisque le camp qui profite de la courte durée a plus souvent l’occasion de donner des ordres. Ce n’est pas sans raison que l’artillerie gérée par l’IA accorde la priorité absolue aux PC ennemis. Si vous désorganisez le commandement de l’adversaire, vous allongez ses tours et réduisez sa capacité de manœuvre. Des basculements de l’initiative peuvent ainsi se produire pendant la partie.
Mais attention à ne pas trop abuser des ordres, car plus vos PC sont actifs plus ils génèrent des communications interceptables par l’ennemi, qui s’empressera de transmettre leurs coordonnées à ses artilleurs. Il est ainsi préférable de déplacer régulièrement ses PC pour les soustraire aux « oreilles » de l’ennemi.
Modernité digeste
Dans FCRS , le joueur manipule les habituelles unités de reconnaissance, de frappe et de prise/défense du terrain. Il faudra qu’il se familiarise avec les distances d’engagement associées à l’armement moderne et qu’il accepte la présence d’hélicoptères parmi sa cavalerie. Heureusement, le relief empêche généralement les armes d’agir au maximum de leur portée utile (le moindre des chars de combat accroche des cibles à 5 km !), de telle sorte que les passionnés de la Seconde Guerre mondiale ne seront finalement pas trop dépaysés.
L’usage de l’infanterie est désormais réservé aux terrains qui offrent une bonne couverture. À découvert, vos fantassins sont morts, a fortiori s’ils sont dans leurs véhicules de transport, car l’infanterie des années 1980 est entièrement mécanisée. Plus exactement, ces véhicules sont en mesure de soutenir de leur feu les soldats qu’ils transportent. Par exemple, les Bradley américains sont équipés de missiles antichars TOW (Tube-launched, Optically-tracked, Wire-guided) qui leur permettent de tenir tête à la reconnaissance ennemie, sans plus.
Le jeu transpose bien le fonctionnement des unités mécanisées : le symbole d’infanterie est remplacé par une silhouette de véhicule pendant le déplacement, et l’ordre de mouvement permet le débarquement des fantassins à un ou plusieurs hexagones de la destination, si celle-ci n’est pas jugée sécuritaire. Même les embouteillages sont modélisés et peuvent facilement ruiner une opération.
Appropriation aisée
Un bon choix des concepteurs est d’illustrer la composition exacte de l’unité dans une fenêtre ouverte en permanence au bas de l’écran. On y voit quel véhicule, char ou groupe de fantassins est encore en état de combattre. L’autre élément indispensable de l’interface est le panneau de description de l’unité, où sont résumées les caractéristiques à ne pas oublier : ordre en cours, degré de couverture, réactivité, munitions et moral, mais aussi portée de l’arme principale, distance optimale d’engagement, éloignement du PC et capacités spéciales (amphibie, vision de nuit, etc.).
D’autres renseignements détaillés sur chaque élément de l’unité (capacité de remorquage, emport en hommes et munitions, nature des capteurs, etc.) sont obtenus en un clic supplémentaire.
Les animations qui se produisent pendant la résolution du tour aident le joueur à comprendre ce qui se passe et à deviner les causes de l’échec ou de la réussite de ses actions. Les lignes de tir prennent la couleur du camp attaquant, ce qui est très instructif pendant un échange de tirs, et une petite explosion accompagnée d’une étiquette s’affiche chaque fois qu’un élément de l’unité visée est mis hors de combat.
Grâce à cette information, on réussit sans trop de mal à se familiariser avec le matériel sophistiqué présent sur le terrain, sans avoir à déchiffrer ni même comprendre les innombrables abréviations qui le désignent. Avec quelques principes en poche — la reconnaissance à l’avant, les chars au cœur du dispositif, l’artillerie et l’aviation en appui et l’infanterie aux endroits peu propices aux blindés —, vous pouvez vous lancer dans l’action et ne serez pas déçus.
Mémorisez tout de suite une curieuse exigence de l’interface : pour donner un ordre de mouvement ou de tir d’artillerie, il faut sélectionner l’unité, cliquer jusqu’à trois fois sur la carte si on veut fixer des points de passage ou délimiter une zone de feu, puis « confirmer » l’ordre en recliquant sur l’unité.
À la fois léger et intéressant
Red Storm propose une formule hybride plutôt originale, à mi-chemin entre un wargame classique et le système évolué de la série Command Ops (voir cet article). Il a l’avantage, par rapport à ce cousin éloigné, de proposer un système de jeu bien illustré et facile à prendre en main. Un tas de détails renforcent l’intérêt du jeu :
- Les campagnes permettent de conserver un noyau de troupes d’un scénario à l’autre, avec la possibilité de les remettre à neuf contre un coût en temps (durée du scénario écourtée) ou en points de victoire.
- Conformément à la doctrine de l’époque, l’IA déplace automatiquement les unités d’artillerie après feu de façon à les soustraire aux inévitables tirs de contre-batterie.
- On peut synchroniser le moment d’arrivée sur site simplement en sélectionnant plusieurs unités (majuscule-clic) et en leur donnant un ordre collectif.
- Comme les fonctions de génie sont intrinsèques aux unités, une unité non amphibie prendra l’initiative de construire un pont sur une rivière si aucune route n’est située à proximité.
- Les gênes visuelles associées au couvert, à la luminosité du jour, à la météo et aux fumées de combat peuvent être levées par les organes de visée infrarouge. Attention : la performance de ces appareils est temporairement ruinée par l’inversion de la température qui se produit à l’aube et au crépuscule !
- Pour faire bonne mesure, l’usage des armes chimiques ou nucléaires a un coût élevé en points de victoire.
- Le manuel est bien rédigé, assez complet et s’accompagne d’un mini-guide tutoriel.
La bonne accessibilité de Flashpoint Campaigns : Red Storm ne vient pas sans quelques simplifications. Par exemple, l’organisation des troupes est modifiable à souhait par simple glisser-déposer d’une unité sous un nouveau chef (dans l’onglet d’ordre de bataille), avec prise d’effet immédiate, sans pénalité. On remarque aussi que les lignes de ravitaillement sont abstraites ; il suffit d’être à portée de commandement pour être approvisionné, même si l’unité se trouve isolée en forêt au-delà d’une rivière non pontée.
Je regrette personnellement que le brouillard de guerre ne soit pas étendu aux points de franchissement des cours d’eau. S’il est normal que l’ennemi sache où se trouvent les ponts sur la carte, il ne devrait pas être au courant de la destruction d’un pont qu’il n’est pas en mesure de voir.
Évolution depuis Flashpoint Germany
Flashpoint Campaigns : Red Storm est une refonte en profondeur de Flashpoint Germany, sorti en 2005. Ce qui frappe le plus lorsqu’on rouvre ce dernier, c’est le piètre design des cartes. Le terrain y est divisé en cases orthogonales — ce qui est toujours limitatif dans un jeu tactique — et le relief y est quasi illisible. Le reste n’est pas trop éloigné, à première vue, de ce qu’on trouve aujourd’hui dans Red Storm.
Selon les développeurs, les remaniements sont suffisamment nombreux et significatifs pour que FCRS puisse être considéré comme un nouveau jeu. Voici les principaux d’entre eux :
• Cases hexagonales et différenciation des cours d’eau.
• Net rehaussement de l’IA et ajout de campagnes.
• Modélisation fine de la luminosité du jour et des conditions météo.
• Approfondissement des caractéristiques de l’armement et introduction de la guerre chimique et nucléaire.
• Intégration des fonctions du génie.
• Gestion améliorée des tirs d’artillerie et agressivité accrue des hélicoptères.
• Dégâts touchant distinctement les véhicules et les personnes.
• Extension des fonctions de l’éditeur de scénarios.
NDLR : à lire en complément cet interview de Jim Snyder et Rob Crandall sur Grogheads, et cet autre entretien sur The Wargamer. Vous trouverez aussi sur ces deux sites deux récits de parties, le premier depuis cette page, le second depuis celle-ci.
Un mot sur l’avenir
Entres autres manières de bonifier leur œuvre, les développeurs préparent des contenus additionnels sous forme de nouveaux scénarios, éventuellement déployés sur de plus grandes cartes.
Une chose est d’ores et déjà établie, Flashpoint Campaigns : Red Storm ne s’étendra pas au monde opérationnel, car les aménagements nécessaires seraient trop importants. Le jeu restera donc cadré sur le grand tactique. Il reste à définir la plage historique dans laquelle il pourrait se spécialiser. Le prolongement le plus naturel serait les nombreuses guerres régionales survenues depuis les années 1980, encore bien peu exploitées. Reculera-t-il un jour jusqu’au Viêt-Nam, voire à la Seconde Guerre mondiale ? Les développeurs ne ferment pas la porte. Souhaitons-leur longue vie et du café en quantité pour réaliser tous les projets susceptibles de plaire à leurs fans.
- Modélisation réussie d’une guerre froide devenue bouillante.
- Activation différenciée des camps.
- IA performante et interface instructive.
- Suivi des développeurs.
- Bonne rejouabilité (éditeur de scénarios / campagnes et serveur PBEM++).
- Taille modeste des cartes et des scénarios.
- Conditions de victoire à revoir.
- Quelques défauts de jeunesse.
Date de sortie : 09 octobre 2013
Éditeur / Studio : Matrix – Slitherine / On Target Simulations
Site officiel : On Target Simulations (fiche du jeu chez Matrix)
Prix : 38,99 € pour l’édition digitale, 50,99 € pour la boite + version digitale.
Les commentaires sont fermés