Les jeux AGEOD exercent une fascination ambivalente. On désire ces jeux, mais on hésite à passer à l’acte. Je vais tenter d’analyser ici les origines de cette hésitation, et vérifier si elle est justifiée pour Alea Jacta Est. Ce test s’adresse surtout à ceux qui apprécient les jeux en tour par tour, la stratégie complexe dans des contextes imaginaires ou futuristes, et qui jusqu’à maintenant n’ont pas osé l’expérience du wargame historique.
Listons déjà les caractéristiques, réelles ou supposées, susceptibles de rebuter un joueur :
- C’est un jeu dont les mécanismes sont contraints par l’Histoire. Basé sur une géographie et une époque bien documentée, il est fidèle à l’extrême. Face à une telle simulation, on craint qu’une inculture historique devienne un handicap, où seul un joueur suffisamment instruit peut reproduire, ou éviter, des stratégies et des tactiques dont il connaît le résultat.
- C’est un jeu élitiste. Les concepteurs évitent, probablement sciemment, les sujets préférés du grand public, Moyen Âge, Seconde Guerre mondiale, haute Antiquité…
- C’est un jeu ardu. Les concepteurs privilégient la véracité des mécanismes à la jouabilité (par exemple utilisation de chaînes de commandement complexes).
- C’est un jeu complexe. Son moteur gère de très nombreux mécanismes, interactions et paramètres, et il faudra un long temps d’apprentissage pour en dominer les arcanes.
- C’est un logiciel avec une expérience utilisateur dépassée, pas de 3D, des cartes stylisées au rendu peu réaliste, des combats purement abstraits, aux résultats dignes d’une feuille de calcul.
Alea Jacta Est vous permet d’incarner un dirigeant ambitieux de la Rome antique, République ou Empire, aux prises avec ses pairs. Les scénarios proposés se situent aux environs des années -100 à +200 AD. On voit déjà qu’ Alea Jacta Est lève ici un premier verrou. Rome bénéficie d’un capital d’intérêt supérieur à celui d’une guerre civile américaine ou d’un monarque prussien méconnu. Plusieurs langues, dont le français, sont implémentées nativement, ce qui évite un facteur supplémentaire de difficulté pour la plupart d’entre nous.
Pour les autres repoussoirs supposés, il va falloir passer au test…

Premier contact et apprentissage
Comme beaucoup le font, je passe directement au programme sans passer par la case manuel. Ça démarre lourdement, il charge des myriades de données, l’écran de jeu apparaît enfin, magnifique. Allez, soyons fous, je sélectionne le scénario vedette, César vs. Pompée. Ça mouline à nouveau, plus vite ce coup-ci, et me voilà devant le grand théâtre. C’est… immense, une carte splendide, des milliers de régions, une foultitude d’informations en survol de souris, des tonnes d’icônes activables.
Il y a aussi beaucoup de textes, avec une police un peu petite à mon goût, ce sera pénalisant pour les presbytes (on peut contourner ce problème en jouant avec les résolutions). L’ambiance sonore est adaptée, sans être invasive (on peut la désactiver). Ça fait vraiment envie, mais je dois me l’avouer sans être surpris, je suis totalement incapable de jouer avec ça pour l’instant.
Retour à la case débutant… Passons en revue les ressources disponibles. Le jeu propose un tutoriel, un manuel en PDF bien fourni et Youtube compte également plusieurs vidéos amateurs en anglais décrivant en détail les mécanismes (voir cette playlist). Je passe les vidéos, que je trouve trop lentes, et je fais une première lecture rapide du manuel avant de lancer le tutoriel. C’est relativement facile, on saisit dans quoi on se lance, mais c’est totalement insuffisant, et une nouvelle tentative sur un scénario m’en convainc.
Je décide d’ingurgiter le manuel, chapitre par chapitre, avec un petit passage sur le logiciel en fin de chapitre pour en valider les acquis. C’est intéressant mais lent, il y a énormément de notions à maîtriser. La courbe d’apprentissage du néophyte est rendue plus abrupte encore par la toponymie d’époque (c’est où déjà Senonia…) et le vocabulaire militaire spécifique. Rien d’insurmontable, il n’y a pas de notions alambiquées, mais il faut s’accrocher les premières heures.
Certaines informations importantes sont absentes du manuel, et ne peuvent donc pas être acquises sans expérimentation. Ainsi l’impact des valeurs de commandement d’un officier sur son armée n’est pas défini. On sait seulement que certain paramètres sont pris en compte pour l’attaque, d’autres pour la défense et ainsi de suite, mais aucune indication sur l’ordre de grandeur. Enfin, il faut compter aussi sur l’apprentissage nécessaire à chaque scénario, surtout pour ceux pour qui l’histoire romaine n’est pas – encore – acquise.
Une fois le manuel étudié, j’ai rejoué le tutoriel, il m’a semblé bien plus clair, on est sur la bonne voie.
Les quatre empereurs, interface et grand livre
Il est temps de s’attaquer à un vrai scénario. Je l’ai choisi car il offre des fronts multiples sur quasiment l’ensemble de la carte. Quitte à perdre, autant prévoir ses excuses…
Je revois sommairement la période dans un bouquin d’Histoire… Je choisis le camp des Flaviens. Ce coup-ci, on ne joue plus avec trois ou quatre forces dispersées sur une douzaine de régions. On gère une soixantaine de forces (armées, flottes), sur des centaines de régions.
Voyons déjà l’efficacité de ces multiples filtres et rapports proposés par l’interface. Graphiquement somptueux, les filtres ont un premier effet « indésirable » : on a du mal à s’arracher à la contemplation de la carte. Les différentes colorations fascinent. On en oublierait presque leur réelle efficacité. En voici quelques exemples (il y a huit filtres au total), tous activés en un clic ou une touche du clavier :
J’arrive à lâcher mes crayons de couleur, et j’ouvre le grand livre, qui propose une nouvelle panoplie d’outils tous bien pensés. Directement inspiré d’une feuille de tableur, le premier rapport permet de lister, revoir, trier, filtrer, localiser toutes ses forces en un clic. La plupart des icônes fournissent un texte avec des données ou des explications supplémentaires. C’est quasiment parfait en efficacité et en ergonomie.

L’écran ci-dessous est particulièrement utile, et vous permet de revoir les objectifs du scénario en cours et votre situation globale. Une fois de plus, quasiment tout est cliquable. Outre la gestion des forces militaires et la cartographie, le grand livre donne également accès à des options stratégiques et politiques (voir ci-contre).

Ainsi vous allez devoir choisir tôt ou tard parmi ses quatre options structurantes, certaines options ne sont pas activables au début (moral national trop faible), il vous faudra exécuter une stratégie adaptée pour espérer y parvenir.
En l’occurrence, je vais tenter d’écraser la rébellion juive, qui devrait pouvoir m’apporter gloire, et ainsi pouvoir activer mes Forces stationnées en Moesia (du côté des Balkans).

L’interface du grand livre propose également l’acquisition de renforts spécifiques à certaines cités.

Enfin deux menus dédiés permettent le recrutement de renforts, et l’activation d’actions politiques :
En dépit de sa complexité, Alea Jacta Est offre une interface somptueuse, claire et ergonomique. La plupart des actions sont possibles en un clic ou via un raccourci clavier. Quasiment toutes les icônes et éléments du jeu font l’objet d’un affichage de données supplémentaires avec un simple survol de souris.
On dispose aussi de raccourcis clavier bien pensés, comme le parcours des forces activables ou la recherche d’une région par son nom. L’interface est luxuriante, il faut du temps pour exploiter son potentiel, mais on est là face à un modèle d’ergonomie et de rendu graphique 2D.
Combats
Lors de mes précédentes tentatives, l’aspect qui m’avait le plus rebuté dans les jeux AGEOD était l’abstraction des compte-rendus de combat, une simple feuille de résultats. Pour qui a l’habitude des batailles de Space Empire V ou de Dominions 3, c’est raide. D’un autre côté, je comprends qu’il est bien plus difficile de restituer fidèlement un affrontement réel en mode automatique.
Alea Jacta Est offre quant à lui deux restitutions des combats :
- La loupe de bataille, qui restitue en « temps réel » le déroulement d’une bataille, lors de la résolution des tours. Personnellement, c’est à la fois trop synthétique et trop rapide, je n’arrive pas à suivre.
- Le rapport de bataille, qui détaille les résultats et les conditions des engagements, tour de bataille par tour de bataille, formation par formation. Pour bien comprendre ce qui s’est passé, et savoir mieux s’y prendre au futur, on devra analyser ces compte-rendus qui regorgent d’informations. C’est encore un peu statique, mais on y peut y « voir » et surtout comprendre le déroulement.
Véracité, Intelligence Artificielle
Je n’ai pas suffisamment pratiqué pour donner un avis argumenté sur ces points. Pour autant que je puisse en juger la véracité historique semble bonne. En tout cas, elle satisfait les romanophiles experts qui sont nombreux dans les forums spécialisés.
L’I.A., elle, me donne pour l’instant suffisamment de fil à retordre, et restitue les stratégies historiques des protagonistes, sans pour autant reproduire systématiquement les mêmes approches. (NDLR : pour plus d’informations sur l’intelligence artificielle du jeu, voyez notre interview au sujet de l’I.A. des jeux d’AGEOD).
Retour sur les a priori et conclusion
À l’usage, Alea Jacta Est s’avère réellement prenant. Il est complexe exigeant, on l’apprécie mieux après quelques lectures, et, l’expérience et la connaissance venant, on l’apprécie de plus en plus. Le seul vrai reproche que je puisse lui faire est le manque de documentation de certains mécanismes, qui nécessitent de nombreux échecs pour être compris et optimisés. Depuis le lancement commercial, le forum d’AGEOD offre de plus en plus d’informations, et le joueur avide de chiffres commence à disposer d’une base de connaissances intéressante.
Revenons donc sur nos a priori supposés. Primo, le joueur féru d’histoire romaine aura un réel avantage. Secundo, la période choisie est relativement grand public, donc accessible aux néophytes. Tertio, le jeu est complexe mais pas compliqué. Il y a beaucoup de paramètres et de règles à prendre en compte, mais les actions sont pour la plupart intuitives. L’ergonomie très réussie simplifie énormément le travail. Quarto, l’expérience utilisateur s’avère être une des meilleures que j’ai pu pratiquer sur des jeux complexes équivalents.
Au final, Alae Jacta Est s’avère un jeu exigeant à la réalisation soignée, dont l’ergonomie exceptionnelle atténue la difficulté des premières heures, et exalte un intérêt et un plaisir croissant avec l’expérience. Si vous êtes à la recherche d’un premier wargame historique à un prix très raisonnable (20 €), ou passionné par l’histoire de Rome, dépassez vos préjugés et Alea Jacta Est saura vous captiver.
- Interface et graphismes très réussis.
- Jeu très riche, complexe mais qui reste intuitif à l’usage.
- Nombreuses variations historiques mais toutefois cohérentes avec la période.
- Pour les passionnés plusieurs scénarios bonus (DLC) et une extension sont prévus.
- Excellent rapport qualité / prix.
- Quelques lacunes dans la documentation et une prise en main exigeante.
- Une connaissance de l’histoire romaine facilite le jeu. Sinon c’est l’occasion d’apprendre.
Site officiel : www.aleajactaest-game.com
Distributeur / éditeur et développeur : Slitherine – Matrix Games / AGEOD.
Date de sortie : 22 septembre 2012
Prix : 20 euros, en téléchargement.
Une démo est disponible sur le site officiel. Elle permet d’essayer un scénario, certains mécanismes étant toutefois bridés.
Vous trouverez dans le forum officiel du jeu plusieurs cartes stratégiques correspondant à chacun des scénarios.
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