Dieu, que la guerre est jolie…

Surtout quand on se bat sur le tapis du salon, avec des soldats de plomb et des canons en matière plastique ! On va même beaucoup plus loin aujourd’hui on figure le champ de bataille par une carte de géographie et les unités en présence par des pions de carton. Ainsi désincarnées, les opérations militaires peuvent enfiévrer les esprits les plus pacifiques, pour peu qu’ils aient le goût de la réflexion stratégique !

Il est difficile d’établir quel fut le premier jeu de guerre, plusieurs jeux pouvant en revendiquer la paternité, d’une manière plus ou moins directe. Il semble cependant que le général chinois Sun Tsé inventa, au sixième siècle avant J.-C., ce qui pourrait paraître comme le plus lointain ancêtre.

En fait, il fallut attendre 1780 pour voir apparaître une forme de jeu assez voisine des versions contemporaines.

Ce jeu fut inventé par Helvig, maître des pages du duc de Brunswick. Il était constitué par un tableau de 1660 cases, différemment colorées selon la nature du terrain qu’elles représentaient, et par deux fois 120 pièces représentant l’infanterie, la cavalerie et l’artillerie. Les règles, très développées, prévoyaient un grand nombre de situations. Mais ce jeu, qui se situait dans un pays imaginaire, gardait un caractère abstrait. En 1798, en revanche, Georg Viuturinus, écrivain militaire résidant à Schleswig, lui donna un caractère complet : le terrain, développé à 3600 cases, représentait la frontière franco-belge où s’affrontaient 1 800 brigades et 800 batteries d’artillerie. Des règles particulières faisaient intervenir les problèmes de communications, de ravitaillement, de constructions et de destructions de sites stratégiques.

En 1811, von Reisswitz, un civil prussien, élabora un jeu plus particulièrement destiné aux militaires. Abandonnant le système des cases, il se jouait sur une table recouverte de sable, où des unités à l’échelle de 1/2373, évoluaient dans un fort réaliste relief. Amélioré par le fils de son inventeur, le lieutenant von Reisswitz, ce jeu parvint à intéresser les milieux militaires. On raconte que, en 1824, un déroulement de partie impressionna si vivement le général von Muffling que celui-ci s’écria : « Mais ceci est plus qu’un divertissement : c’est un véritable entraînement à la guerre ! » Et il décida de l’utiliser pour la formation des officiers.

Violemment jalousé par ses camarades, le lieutenant von Reisswitz se suicida quelques années plus tard. En 1837, le général en chef Moltke imposa la pratique du « Kriegspiel » (jeu de guerre) à tous les échelons de l’armée prussienne : sous un nom germanique, les jeux de simulation venaient d’acquérir leurs premières lettres de noblesse.

Après l’écrasement de l’armée française, en 1870, toutes les nations se mirent à l’étude des méthodes prussiennes, afin de découvrir les raisons de leur succès. Dès 1883, les Anglais, les Italiens, les Japonais et les Russes inclurent les jeux de guerre dans leurs travaux théoriques. Seuls les Français les dédaignèrent, et les dédaignent encore aujourd’hui, malgré leur intérêt didactique.

A partir de 1900, les formes pratiquées s’affinèrent. On vit ainsi apparaître le jeu « stratégique », qui peut étendre les opérations à l’échelle d’une nation. Depuis 1945, la plupart des jeux de guerre sont d’origine anglo-saxonne (ce qui explique leur nom actuel de « wargames »).

La première production de série, Tactics, fut lancée en 1953 par Charles Roberts. Son succès décida ce dernier à créer la société Avalon Hill, qui est actuellement l’un des deux géants de la spécialité. En 1969, James Dunningham créa la firme Simulation Publication Inc. (SPI), qui a rapidement pris la première place sur le marché. Aujourd’hui, de nombreuses sociétés plus modestes se sont implantées un peu partout dans le monde : en France, en Belgique, en Australie et, plus récemment, en Italie, où les productions sont plus séduisantes par leurs qualités esthétiques que par la subtilité de leur conception.

F. M.-F.

Voici la première partie d’un article paru initialement dans le numéro 1 de Jeux & Stratégie, en 1980. Article dans lequel François Marcela-Froideval et Jean-Pierre Defieux récapitulaient utilement les origines du wargame, spécialement ses premiers pas dans l’Hexagone. Rappel historique qui intéressera ceux curieux de remonter aux sources des jeux dont nous parlons dans nos colonnes, et que je vous propose de (re)découvrir avec en prime une série de photos retrouvées pêle-mêle sur le Web pour illustrer ces désormais très anciens jeux, quasi disparus. Quelle belle évolution depuis ! Bonne lecture. B.L.

Jeux & Stratégie 1

Le Jeu de guerre et les français

Le jeu de guerre destiné au grand public est, en France, une nouveauté toute récente, alors qu’en pays anglosaxon le premier fut mis en vente vers 1890… d’ailleurs sans succès.

Le premier jeu ayant vaguement pour thème un affrontement entre deux armées qu’ait connu notre pays est probablement L’Attaque, qui date de la Belle Époque. Mais il est trop élémentaire pour mériter le nom de jeu de guerre (Ndlr voyez cette fiche sur Escale à jeux pour plus d’explications sur ce titre).

Il se joue à deux, sur un damier ordinaire, avec des pions représentant des militaires de différents grades, chaque joueur ne voyant que les siens et ignorant le dispositif de l’adversaire. Quand un pion attaque un pion adverse, on regarde à qui on a affaire, et le plus gradé élimine l’autre ; pour éviter de rendre les généraux invulnérables, il existe des mines qui ne peuvent être éliminées que par des sapeurs, eux-mêmes éliminés par tous les autres pions. Le but du jeu est de capturer le drapeau ennemi, ce qui nécessite ordinairement l’extermination de toute l’armée adverse.

Le succès de ce jeu a été plus durable qu’éclatant car, bien que n’ayant jamais connu la gloire, il se vend encore aujourd’hui, rebaptisé Stratégo.

Il faut ensuite attendre les années 50 pour voir la naissance de deux jeux méritant de retenir l’attention. Le premier s’appelle La Conquête du Monde (Ndlr 1957).

La partie se joue à deux ou plus, sur une carte du monde où sont représentés des pays aux frontières assez fantaisistes. Les joueurs possèdent des territoires et les armées correspondantes, et l’objectif est d’éliminer les autres pour conquérir toute la planète. Les règles sont simples.

Ce jeu se vend toujours mais, on ne sait trop pourquoi, sous le nom beaucoup moins explicite de Risk.

Risk

 

L’autre jeu commercialisé en France à la même époque est Rome et Carthage (Ndlr 1951). Cette fois, nous trouvons une référence historique précise, mais disons tout de suite qu’elle s’arrête au titre.

La partie se joue à deux, trois ou quatre, sur une carte très simplifiée du bassin méditerranéen. Les quatre pays bordant cette mer, à savoir Rome, Carthage, l’Égypte et… l’Empire Byzantin (!), sont traversés par des routes, lesquelles relient un certain nombre de points stratégiques. Les forces sont égales au départ pour tous les joueurs. Elles se composent d’une série de pièces (bateaux, soldats divers) qui se déplacent sur mer et sur route, et de cartes à jouer ordinaires. Il y a bataille quand un pion veut occuper un point où se trouve un pion ennemi : alors chaque joueur abat deux cartes et le plus fort élimine le pion de l’autre.

Ce jeu peut susciter une tension et des calculs comparables à ceux du poker ou du bridge.

Lui aussi se vend toujours, et lui aussi a changé de nom : il s’appelle maintenant Méditerranée.

C’est vers 1962 qu’apparaît ce qu’on doit probablement considérer comme le premier jeu de guerre français : Le Grand Cirque, et qui, comme son nom l’indique, a été inspiré par la guerre aérienne.

Le Grand Cirque est fait pour deux joueurs. La référence historique est très précise : il s’agit de la lutte entre la Luftwaffe et la RAF au-dessus des côtes du Pas-de-Calais. La carte représente le Nord de la France et le Sud de l’Angleterre. En plus d’avions de divers types, chaque joueur dispose de bateaux, de trains blindés, de DCA et de mines. Il n’y a pas de dé, le hasard n’existe que sous forme de cartes à tirer (un peu comme les cartes « chance » du Monopoly) mais on peut s’arranger pour ne pas en tirer. Le but du jeu est de conquérir le territoire de l’ennemi et de lui infliger un maximum de pertes aériennes. La carte est divisée en carrés.

Du jeu de guerre, Le Grand Cirque réunit plusieurs caractéristiques fondamentales :

  • une référence historique très précise ;
  • une carte très réaliste ;
  • un rôle limité du hasard ;
  • l’obligation d’appliquer certains principes stratégiques réels (concentration et économie des forces) ;
  • la nécessité pour chaque joueur de concevoir un vrai plan stratégique et d’utiliser des procédés tactiques précis;
  • des règles très précises : un livret de 15 pages et 4 dépliants !

Les règles du Grand Cirque, dépassant de loin celles des jeux de l’époque, sont nombreuses, simples, claires et complètes. Elles peuvent servir de modèle à quiconque voudrait rédiger une règle de jeu. Le Grand Cirque était le jeu le plus élaboré disponible à son époque. Il n’eut d’ailleurs aucun succès et l’auteur de ces lignes n’en vit jamais qu’un seul exemplaire, le sien — lequel resta son jeu favori pendant des années.

Sauf erreur, Le Grand Cirque n’est plus commercialisé (NDLR : les règles avec pions sont disponibles dans le numéro 14 de VaeVictis).

Le grand cirque

Sautons une dizaine d’années pour arriver en 1972. Cette année-là sort le Simulateur JR 10 du Jouet Rationnel. Il s’agit bel et bien, dans l’intention de son créateur, d’un jeu de guerre (le terme de simulateur est employé pour la première fois).

Il y a deux joueurs représentant le Parti Bleu et le Parti Rouge, conformément à la tradition militaire, à cela près que les Bleus sont les attaquants. Nouveauté : la carte est divisée en cases hexagonales. Il n’y a aucune référence historique et le jeu proposé est purement tactique. Autre innovation : on peut bouger en même temps toutes les pièces. Ces pièces sont des pions en plastique représentant diverses armes. Les forces sont inégales, les Bleus ayant une nette supériorité. En fait, le jeu repose sur le « simulateur électronique » (« électromécanique » serait plus juste) utilisé pour donner le résultat des tirs. Toute pièce à portée d’une autre peut donner lieu à un tir, ou à un échange de tirs si l’autre peu riposter. Pour ce faire, on introduit une plaquette dans le simulateur et un voyant indiquera le vainqueur en tenant compte des pourcentages de coups au but qu’on peut attendre de chaque combattant.

La présentation du JR 10 est beaucoup plus luxueuse que celle du Grand Cirque, mais, à notre avis, l’intérêt du jeu est moindre. Les règles sont plus simples, claires, bien expliquées et présentées sous une forme aussi agréable qu’originale (livrets en forme d’hexagones !).

Le JR 10 est toujours en vente.

Le plus curieux, dans cette évolution, c’est que les principaux fabricants de jeux français étaient parfaitement au courant de ce qui existait en Amérique depuis plusieurs années. Mais ils avaient décrété que le jeu de guerre n’était pas intéressant, et donc, étaient fermement résolus à n’en point produire.

Reste le domaine des amateurs. Il existait en France, et depuis pas mal de temps semble-t-il, quelques amateurs de jeu de guerre, mais peu nombreux et isolés. Surtout, ils ne pratiquaient que le jeu à figurines, plus spectaculaire, mais aussi plus onéreux, moins pratique (il faut beaucoup de temps et de place) et moins riche de possibilités que le jeu sur carte (ce qui ne l’empêche pas d’être souvent plus complexe). Ces amateurs, faute de disposer d’une revue spécialisée, étaient d’ailleurs à la remorque de leurs homologues anglosaxons. En 1973, l’un de ces amateurs, Jean-Pierre Martinetti, doté d’un dynamisme nettement au-dessus de la moyenne, parvint à convaincre quelques autres de fonder avec lui, le 1er février 1973, la Société Française de Jeu de Guerre et de Recherches sur l’Histoire Militaire, dont le but était, entre autres choses, de développer en France la pratique du jeu de guerre.

Ce groupe entreprit d’éditer une revue, De Bello, qui parut jusqu’en 1976. Mais c’est pourtant en Belgique que fut publié en 1975, le premier jeu de guerre sur carte en français, dans une revue ronéotée intitulée Gettysburg (le lieu d’une célèbre bataille de la guerre de Sécession). Son sujet était la bataille de Ligny, et ses auteurs Jean-Marie Steppe et Joseph Vanden Borre. Il était bien conçu mais très mal réalisé matériellement. Quelques autres suivirent, mais la revue semble avoir connu le même sort que De Bello.

En France, à la même époque, on ne peut citer qu’une brochure sur le sujet : Le Jeu de Guerre. Cette publication contenait, sous la signature de Bruno Masson, un petit jeu de guerre sur carte, de thème napoléonien, sans référence précise, pour l’initiation. Ce jeu doit être considéré comme le premier publié en France. Enfin, en 1977, paraissait Napoléon à Austerlitz, le premier jeu de guerre sur carte français destiné à un large public. Le mouvement était définitivement lancé.

J.-P. D.

Simulateur JR 10

 

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    • C’est à dire ? La Guerre des ducs c’est le jeu en encart dans ce magazine, mais il n’est pas mentionné par les auteurs dans cet article.

  1. Arghh ! Pourquoi rappeler les années qui passent ? La Guerre des Duc a été mon premier wargame. Cette revue était trop bien au début, après elle m’a moins plu.

  2. Hello,
    merci pour cet article, c’est très intéressant de revenir sur l’histoire des jeux de stratégie.
    Avec les belles photos pour illustrer tout ça.

    Nicolas

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