Après avoir analysé une « bataille de wargames », dans un récent article, je propose de poursuivre ici l’exploration de quelques beaux spécimens de jeux de société. Chacun des deux jeux retenus, l’Aéropostale d’Asyncron, et 1944 : Race to the Rhine de Phalanx Games (dont on trouvera un AAR complet par ici) évoque une aventure historique, une épopée. Mais à travers une analyse détaillée de leur thème, de leurs mécanismes et de leur gameplay nous verrons qu’ils ont de nombreux autres points communs.

Le background et l’immersion : « Vol de Nuit » ou « Old Blood and Guts » ?

Au lendemain de la première mondiale, l’aviation a fait un grand bond en avant ! Les industriels européens ont développé des techniques de production en série, les ingénieurs ont amélioré les performances des appareils (vitesse, plafond, endurance), des centaines de pilotes ont été formé et certains sont reconnus pour leur talent extrême à piloter (et pas seulement à tuer leur adversaire). Toutes ces ressources seront donc mises au service d’une aviation civile naissante. Le courrier postal déjà intéressé en 1914 est le premier demandeur de livraison rapide sur de grandes distances, le fret et les passagers suivront rapidement d’abord sur des appareils démilitarisés. Le français Latécoère inaugure cette aventure en 1918 avec un  projet fou d’une ligne aérienne qui, de France, irait en Amérique du sud. « J’ai refait tous mes calculs, notre idée est irréalisable ; il ne nous reste qu’une chose à faire : la réaliser ».

Ainsi commence la page 12 du livret de règle de l’Aéropostale… qui rappelle au passage que c’est la CGA qui réussit le pari de Latécoère. Le jeu nous propose d’incarner l’une des 5 compagnies aériennes européennes de 1919 à 1939 (La française Latécoère qui , de rachat en fusion, deviendra en 1927 la Compagnie Générale Aéropostale puis AirFrance, la belge Sabena, la néerlandaise KLM, l’allemande Luft Hansa et ‘l’espagnole’ CAT) le long de « la Ligne », c’est-à-dire un réseau d’escales entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique du Sud. Les 5 scénarios disponibles, de durée plus ou moins longue (3 à 6 tours), couvrent des portions de ces deux décennies mais ne sont pas à proprement parler « historiques ». Car ils considèrent que tous les concurrents sont équivalents et qu’au-delà de leur implantation initiale en Europe ils peuvent se livrer à une concurrence commerciale simultanée sur 17 destinations  où le contrôle commerciale de Dakar ‘vaut’ par exemple celui de Berlin…  Les choses furent évidemment plus complexes et plus cloisonnés. De même, dans 3 des scénarios, atteindre La Paz constitue un Graal qui relevait dans la réalité plus de l’exploit que de la nécessité commerciale.

Ce faisant le jeu est très riche en matériel et en circonstances ‘historiques ‘. En premier lieu, à côté de pion de pilotes anonymes, 5 pilotes légendaires – Maryse Bastié, Henri Guillaumet, Jean Mermoz, Antoine de Saint-Exupéry, Paul Vachet-  rappellent que certaines personnalités ont eu un impact décisif dans cette aventure. Chacun peut ainsi réaliser un « exploit » ou annuler une carte météo.  Autre spécificité, un pseudo ‘arbre de technologie’ qui permet de suivre les améliorations des appareils au cours de la période (capacité d’emport, autonomie, endurance). Les appareils sont ‘offerts’ en cas de ‘record’ accompli dans l’une des trois courses à la vitesse, à l’altitude et à la distance que peuvent accomplir les pilotes.

Le matériel est ici cohérent avec ces ‘progrès’ puisque la boite contient pas moins de 60 appareils historiques (12 par compagnie) joliment illustrés. Puis 74 « ailes » venant récompensé les progrès de votre compagnie, de petit cubes en bois marquant votre l’intensité de votre présence commerciale, des ‘strips’ c’’est-à-dire de petite bandes cartonnées permettant de valoriser l’exploitation des escales, un plateau individuel gérant la logistique de la compagnie, deux dés, plus différents pions et marqueurs… ouf ! L’ensemble présente une forte identité visuelle composée de dessins ‘ligne claire’, de couleurs assez franches et de typographie années 30… Cependant comme nous le verrons plus loin le système de jeu très dense entre parfois en conflit avec l’envie de s’incarner, le storytelling de cette épopée… On est pilote, puis gestionnaire, puis mécano, mais finalement on tente surtout de garder le fil dans un nuage de choix.

 

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Un matériel abondant et de qualité mais qui sature un peu ma discrimination visuelle…

 

 

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La « Ligne »…

 

 

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Il faudra une grande table pour cette ligne ! A noter un pliage en 8 panneaux qu’il faut traiter avec douceur…
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Le Breguet 14, un bombardier démilitarisé qui exploita la ligne Toulouse-Casablanca

 

C’est au contraire l’un des points forts de 1944 : Race to the Rhine dont le scénario unique est consacré à la relecture d’une page de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale assez peu traitée. En effet, il s’agit de suivre à partir du 25 aout 1944 les combats des forces alliées pour libérer la France, la Belgique et les Pays-Bas mais surtout pour tenter de franchir le plus vite possible le Rhin afin de mettre un terme à la guerre. Ainsi, cette période se résume pour l’essentiel en une poursuite des restes de l’OB West saigné dans la bataille de Normandie avant que d’énormes problèmes logistiques et le durcissement de la défense organisée plus ou moins sur les frontières du Reich ne brisent cet élan. Héroïque, mais totalement déséquilibré si un joueur doit se coltiner les forces allemandes ! Pourtant, les concepteurs ont décidé de s’intéresser à un autre ‘conflit’ : celui parfois exagéré (notamment par la presse de l’époque et quelques autobiographie des protagonistes) mais réel entre plusieurs stratégies pour atteindre la victoire. Pour l’essentiel deux plans existent en effet, une fois la campagne de Normandie terminée et Paris libéré.

Celui de Bernard Montgomery, qui exige d’obtenir en priorité les moyens logistiques (l’essentiel du ravitaillement et notamment le carburant qui provient du seul port de Cherbourg remis en service fin août) pour une percée rapide depuis la Seine jusqu’à la Ruhr. Privé du commandement effectif des forces de libération au profit d’Eisenhower mais ayant obtenu en compensation le titre de Maréchal, Monty s’obstine et début Septembre, malgré les signes évident de raidissement de la défense allemande, il projette la très risquée opération Market-Garden (à l’opposé de son caractère méthodique) qui finira « un pont trop loin » !

C’est aussi la stratégie de Georges ‘old-blood-and-guts’ Patton, même si elle est moins conçue qu’exécutée et imposée dans les faits par le rythme effréné de l’avance de sa troisième Armée, mais avec une tactique plus souple liant soutien aérien et reconnaissance agressive. Stoppé par manque de carburant début septembre sur la Meuse, Patton voit aussi sa chance lui échapper après la dure campagne de Lorraine. Initialement le jeu s’appelait d’ailleurs Monty vs Patton. Vieille opposition de personnalité régulièrement relancée depuis la campagne de Tunisie, mais surtout de Sicile.

Mais c’est finalement, le pragmatique Omar Bradley, d’ailleurs supérieur hiérarchique de Patton, qui mènera une progression en éventail selon la stratégie décidée par Eisenhower lui-même.  Elle permettra une destruction impitoyable des forces allemandes partout où elles se présenteront au prix de combats finalement couteux mais surtout lents. Les parachutistes de la 101ème fêteront Noël dans les ruines de Bastogne encerclés par la contre-attaque de Von Runstedt… encore loin du Rhin !

Historiquement, c’est dans le secteur de la Ière Armée (Hodges) sous les ordres de Bradley, que le pont intact de Remagen est franchi par surprise le 7 mars. Mais c’est au nord de la Ruhr que le 21ème groupe d’Armée de Monty porte le coup décisif avec les opérations Plunder (IIème Armée Dempsey) et Varsity (parachutage des 17ème US Airborne et 6ème Brit. Airborne). Il n’y a pas de compte tours, ni de durée établie pour ceux-ci. La partie s’arrête dès qu’un joueur franchit le Rhin, ce qui s’avèrera très difficile. On peut donc considérer que le jeu couvre en fait l’automne 1944 et le début de l’hiver puisque l’autre fin possible correspond à la pause d’une quantité limitée de marqueurs indiquant le contrôle effectif par la Wehrmacht de la rive gauche du Rhin. Indéniablement, pour une complexité moyenne, le jeu est historiquement très pertinent…

Le matériel est en parfaite adéquation avec ce cadre historique. Une carte magnifique d’abord, inspirée des documents de propagande de l’Armée américaine où les zones d’opérations et toutes les particularités géographiques apparaissent clairement mais où sont également disséminés sur le pourtour toute une série de dessins illustrant différents épisodes de l’histoire locale. Des pions ensuite, sobres mais là aussi graphiquement très cohérent. Plusieurs decks qui constituent à la fois le cœur du système et la plus grande réussite en termes d’immersion : chacune des 106 cartes est en effet illustrée par une photo différente, retravaillée avec un filtre sépia parfaitement raccord et discrètement mais lisiblement informative (les pictogrammes évitent la consultation des règles et l’éventuelle barrière de la langue).

Enfin, des petits pions de bois qui permettent au jeu de se glisser dans mon club d’Eurogamers et autres amateurs de meeples… et qui n’ont que plus ou moins vaguement la forme de ce qu’ils sont sensés représenter : des camion verts (?), des futs noirs (pour le fuel), des cubes marrons (pour les caisses de munitions) et des rondelles grises (pour les boites de ration). Ainsi que 10 gros cubes en bois sur lequel on collera un sticker illustré de l’emblème du Corps qu’ils représentent.

De manière assez remarquable pour un jeu d’une sobre simplicité (voire la description du système plus bas), ce n’est pas seulement le matériel ou le scénario qui assure l’immersion mais le tempo des opérations et l’interaction entre les joueurs. Ce n’est pas un jeu coopératif, et chacun s’efforcera d’éviter que son voisin ne gagne la guerre avant lui !!! Pas très réaliste bien sur mais cela promet de belles empoignades ! A noter que ce ressort est pourtant bien plus pertinent dans certains wargames opposant occidentaux et soviétiques pour l’écrasement du Reich et surtout la « libération » de l’Europe…

 

 

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La première phase de la plupart des parties : une vingtaine de jours, que les joueurs les plus rapides torcheront en trois tours !
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Le but ultime de toute partie de 1944…Race to the Rhine !
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L’ensemble du matériel est un modèle d’équilibre visuel et d’ergonomie.
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J’aime particulièrement la carte. A vide ou en fin de partie, elle reste toujours parfaitement lisible.

Le système : « Les amateurs se piquent de stratégie. Les professionnels eux, pensent logistique ! », Napoléon

L’Aéropostale est évidemment une course et un jeu de transport mais c’est aussi un jeu de gestion dont les actions disponibles sont conditionnés par une jauge… de logistique. Durant la phase d’actions, chaque joueur peut, à tour de rôle, effectuer durant quatre rounds une action parmi neuf disponibles :

  • créer une escale,
  • exploiter une escale (ouvrir des lignes commerciales),
  • entretenir en urgence un avion,
  • participer à un meeting aérien,
  • ou à un record,
  • mais aussi recruter un pilote (y compris chez les concurrents ayant moins de moyens logistiques mais en payant la différence !),
  • récupérer des points de logistique,
  • récupérer un pilote (à condition qu’il soit chevronné ou légendaire),
  • ou simplement réorganiser sa flotte (placer des avions ‘obsolètes’ en réserve).

Les trois premières actions consomment de la logistique (en fait des moyens techniques, financiers et du prestige). Les cinq premiers (sauf l’entretien) consomment un pilote.

Pas de pose ‘d’ouvrier’ à proprement parler mais des avions donc … de plus en plus performants à condition de réussir des « records »… à condition d’avoir des pilotes capables de les battre… ce qu’ils feront d’autant mieux qu’ils sont « chevronnés » ou  « légendaire » … grâce à des records ou à la « création d’une escale en Afrique »… mais que surtout vous ayez des moyens logistiques. Vous imaginez l’algorithme !!! Le jeu conserve cependant une forte dimension opportuniste dans deux mécanismes supplémentaires.

A chaque tour, chaque joueur peut décider d’engager un pilote pour participer à un meeting aérien dont le premier (qui sera en plus le premier joueur du tour suivant) et le second seront récompensés par des points de logistiques.  De plus, la compétition commerciale permet de profiter des escales créées par n’importe quel joueur tentant d’y établir son monopole (qui rapporte 3 fois plus de point de victoire qu’une simple escale) pour y exploiter les lignes aériennes ainsi ouvertes (4 ou 5 « strips » par escale selon le nombre de joueurs) c’est-à-dire obtenir différentes gratifications en cas de livraison réussie. On peut donc construire au moins trois stratégies commerciales différentes : se concentrer sur quelques escales, ou sur un continent, ou être « petitement » présent partout… Bref, on évite le syndrome « tête dans le guidon » en demandant une attention constante aux actions des autres joueurs comme nous le verrons dans le paragraphe suivant.

La géographie est un facteur décisif car si les valorisations des escales (les strips) sont tirées au sort, leurs capacités sont fixées par le scénario et surtout varient selon les 3 continents. De plus, les grandes barrières naturelles (les Pyrénées, le Sahara, l’Atlantique Sud, l’Amazonie et les Andes) induisent le tirage d’une carte météo à chaque franchissement aux effets positifs ou négatifs (y compris la mort du pilote !). Ceci ajoute pas mal de hasards mais surtout nécessite avions et pilotes capables de les affronter. Tous les pilotes légendaires pouvant d’ailleurs les ignorer une fois durant la partie à la place de leur capacité spécifique.

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Le ‘bas’ du plateau est occupé par les seules tables et aides de jeu nécessaires. De g.à dr. : l’emplacement des paras, la méto, le stockage commun des ressources, celui des camions surmonté de l’ordre de tour (rappelant également le nombre de marqueurs allemands à placer pour terminer la partie), et enfin la table de logistique.
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Le livret de règle est très clair et intègre des exemples parfaits.
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Des cartes du deck de Monty en plus de sa carte spéciale et d’un des quatre Corps du XXIème groupe d’Armée.

 

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Le plateau individuel, ici de la compagnie Latécoère. Si le nombre de pilotes recrutables n’est pas réellement limité, celui des avions restera au maximum de 5 à un moment donné. A gauche l’échelle de logistique(et son taux de récupération).
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Si le livret de règle ne fait finalement que 10 pages abondamment illustrés, la diversité des mécanismes nécessite des explications assez longues au départ et un temps d’apprentissage non négligeable.

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1944 : Race to the Rhine semble bien être un wargame car dans un cadre historique très précis, il s’agit pour les joueurs de détruire un adversaire (commun) et d’atteindre un objectif géographique. Mais là où la plupart des wargames se concentrent sur le combat, ou la manœuvre ou le commandement ou les trois à la fois, celui-ci est d’abord un jeu de gestion, un jeu  de logistique. Observons en détail la liste des actions disponibles ci-dessous pour le comprendre.

A chaque tour, un joueur peut effectuer deux actions parmi les six suivantes :

  • prendre des camions (la quantité est limitée pour chaque joueur et pour la totalité par un niveau de logistique qui augmente progressivement durant la partie)
  • prendre des lots de ressources (soit 1 lot de 3 ressources d’un même type pris dans une réserve qui se reconstitue de temps en temps ; soit un lot de 3 ressources différentes pris dans la boite)
  • transporter des ressources à l’aide des camions posés sur la carte (1 camion ne pouvant alors transporter – qu’au moment de la pose – jusqu’à 5 ressources)
  • déplacer et éventuellement faire combattre un Corps sur 3 zones maximum (et tirer une carte à chaque nouvelle zone non contrôlée, soit du deck de « poursuite », soit du deck de « divisions allemandes » quand la zone est contrôlée par le ‘joueur’ allemand)
  • appeler un soutien aérien (choisir un deck et y placer un marqueur permettant un bonus en cas de combat)
  • prendre de 1 à 3 divisions aéroportées et les placer sur des zones non contrôlées (et y obtenir un bonus en cas de combat).

On constate que les trois premières actions sont purement logistiques et fournissent les ressources qui permettront de se déplacer, de combattre et de nourrir ses troupes. Pourtant en observant les trois suivantes, on réalise qu’il ne s’agit que de ‘porter’ des ressources dans un ‘contenant’ différent (Corps, aviation, paras) mais qui n’ont aucune autre valeur offensive que ses propres ressources.

Le seul hasard du jeu réside dans le tirage des cartes des deux decks. Celui qui sera utilisé en premier et le plus fréquemment, c’est le deck de « poursuite » représentant la libération du territoire dans lequel quelques troupes allemandes ne constituent pas un obstacle majeur.

Chaque joueur possède le même deck composé de 22 cartes : 4 sans effet (ou présentant des effets météo – beau temps, ou pluie interdisant les opérations aériennes), 3 pour obtenir 1 ressource d’un des 3 types, 2 de marché noir (échange d’une ressource contre une autre), 2 de reconnaissance (permettant de regarder la première carte du deck de son choix) , 2 de résistance dont 1 conservable (qui donnent une action supplémentaire), plus 4 divisions d’infanterie allemande, et 2 cartes ‘Les Boches !’ (nécessitant un carburant pour continuer le mouvement).

Le deck « divisions allemandes » est commun à tous les joueurs et comporte 24 cartes indiquant le coût en ressources de leur destruction : 12 panzers (2 munitions + 1 carburant), 9 divisions d’infanterie (2 munitions) et 3 divisions d’infanterie d’élite (3 munitions). La seule marge de risque est donc tout à fait gérable et aucun dé retord ne viendra vous gâcher une soigneuse planification… même si celle-ci signifiera peut être se faire distancer !

Enfin, le dernier mécanisme qui permet de se passer de joueur sparring-partner allemand, et également d’inclure un mode solo, consiste pour chaque joueur en une phase à la fin de leur tour. Il s’agit soit de poser un marqueur de contrôle en liaison avec la ville de Dusseldorf, soit de contre-attaquer les flancs de l’avance alliée qui ne seraient pas adjacent à un Corps.

Là encore la simplicité et l’efficacité est bluffante et surtout constituent la meilleure interaction entre les joueurs comme nous le verrons ci-dessous.

Interactions et rejouabilité : « Dessine moi un avion » ou « Avec des alliés pareils, on n’a pas besoin d’ennemis ! »

L’Aéropostale est un jeu de gestion complexe voire lourd lors des premiers tours. L’interaction est à la fois positive, un joueur pouvant ouvrir une escale pour les autres, et évidemment négative, on fauche les « strips » intéressant sous le nez des autres, recrute le dernier pilote disponible, réalise la première livraison en Afrique ou en Amérique du Sud ou franchit certaines lignes ‘obstacles’ mais surtout on peut éjecter les concurrents d’une escale si sa valeur commerciale maximale est atteinte (le gain se prenant sur le niveau des autres).

Le hasard est assez important ce qui garanti une adaptation nécessaire des tactiques de jeu voire des stratégies en cours de partie. Le tirage des cartes météo et la répartition des strips sur les escales aux effets positifs ou négatifs importants, le dé que l’on ajoute aux tentatives de record pour économiser (éventuellement de la logistique), la victoire aux meetings sur 1d6 (+1 pour les pilotes chevronnés et +2 pour les pilotes légendaires). Autant d’aléatoire peu prévisible. Les amateurs de probas seront frustrés.

Ainsi, malgré une thématique forte, la concentration nécessaire provoque une impression ambivalente de répétition d’un tour sur l’autre et en même temps de ne pas pouvoir tout contrôler. Assurer un niveau de logistique, vérifier que l’on a les bons avions, faire un bond en avant, et exploiter ses escales. Difficile de faire autrement. Les tours sont longs et il n’est pas forcément possible de prévoir le sien. Les 20 minutes de temps de jeu indiqués par joueur me semblent irréalistes sur le scénario de campagne. Par contre les scénarios sont suffisamment nombreux et présentent des règles spécifiques garantissant une assez bonne rejouabilité.

Comme vous l’avez compris, 1944 : Race to the Rhine est bien un jeu compétitif où un à trois joueurs du camp allié affrontent le moteur de jeu incarnant l’armée allemande. Il y a ainsi une triple interaction. Celle d’une course sur un plateau de jeu, où la « libération » de certaines villes à la limite des zones d’opération des joueurs est un bon moyen d’obtenir précocement des « médailles ». Celle du placement des marqueurs allemands qui peut freiner ou bloquer irrémédiablement le franchissement du Rhin assurant la victoire automatique… mais aussi offrir des médailles au joueur qui saura les détruire. C’est aussi d’un défi logistique, puisque toutes les ‘ressources’ sont communes :

  • les camions qui constituent une sorte de timer logistique. En effet, dès que leur stock est vide, une interphase d’approvisionnement permet de recompléter pour tous une série de ressources (les camions sur la carte sont remis dans la réserve, les lots de ravitaillement sont reconstitués, les capacités spéciales et soutien aérien réattribués, et enfin chaque joueur augmente d’un incrément son niveau de logistique)… mais chacun devra nourrir ses Corps sous peine de les immobiliser. Prendre les derniers camions offre donc des avantages à tous mais la possibilité de stopper certains joueurs peu prévoyants !
  • le carburant, les munitions et les rations d’autant plus rapidement épuisables que l’on en veut beaucoup (par lot de 3, on les prend dans le dépôt commun composé de 3 x 3 ressources de chaque type). Pouvoir être frugal, c’est d’abord ne pas dépendre de la logistique commune !
  • les divisions de parachutistes qui une fois utilisées par un joueur sont également détruites (au bout de deux tours) et que l’on raflera souvent sous le nez d’un adversaire pour tenter « un gros coup »… au prix d’une médaille par division « achetée » !
  • les divisions allemandes qui une fois combattues victorieusement sont détruites alors qu’elles sont la source principale de prestige. C’est donc un dilemme de placer un marqueur allemand devant un adversaire qui a les moyens de le détruire !

 

C’est aussi un jeu asymétrique qui assure au moins une triple rejouabilité : chacun des trois commandant a une capacité spéciale propre ;  leur zone d’opération présente des avantages et des inconvénients (des bases de ravitaillement pour Monty et Patton mais aussi respectivement des ports et des villes fortifiées en pagaille) ; leur météo (jouable en option) est différente ; Bradley a la route la plus longue mais commence avec un meilleur niveau de logistique ; et enfin leur corps d’armée ne commencent pas la partie avec les mêmes ressources.

Difficile de dire dans ces conditions si l’équilibrage est parfait mais de toute façon chacun se fera en temps réel une idée du vainqueur potentiel et lui fera payer cher ! Le jeu présente également un mode solo, qui tient la route mais qui n’a d’autre intérêt que de tester le ‘moteur ‘ de chaque camp. Il propose une variante mêlant les deck de poursuite pour plus d’incertitude. Et même quelques variantes pour augmenter encore la difficulté, mais là c’est de masochisme ludique que l’on parle !

Bilan. Et le vainqueur est …

En dehors, du caractère épique de ces deux jeux, l’envie d’en écrire un test croisé m’est venue du parallèle que l’on peut facilement faire entre leurs mécanismes. Pour l’essentiel, il s’agit de jeux de courses et comme toute compétition se déroulant dans un cadre commun aux concurrents, la tactique y est entièrement conditionnée par la maitrise des ressources. De très nombreux jeux de société utilisent cette logique : pour faire telle action me rapprochant de la victoire, j’ai besoin de collecter ou de détruire tels éléments. Pour la plupart, ces jeux à placement d’ouvriers, les ressources matérielles sont acquises par le « travail » de cette autre ressource qu’est la main d’œuvre. Plus rare, et pour tout dire plus exigeant, les jeux où il ne suffit pas d’avoir les ressources mais où il faut également les transporter ajoutent comme ici cette dimension logistique.

Il faut ensuite remarquer que les deux jeux ont une qualité éditoriale de haut niveau équivalente. Matériel abondant et solide dans tous les sens du terme : plateau de jeu monté en carton épais, pions abondants, cartes joliment illustrées, manuel clair et abondamment annoté d’exemples. On en a largement pour les 55 – 60€ à débourser !

Les deux jeux exigent donc des nerfs solides. Il faut accepter la pénurie de ressources du fait de sa propre impéritie ou risque mal calculer pouvant vous couter précocement ou in extremis la victoire. Il faut accepter le style faiseur de rois (favoriser indirectement la victoire d’un joueur) mais aussi les actions qui n’auront d’autre but que de vous frustrer de cette victoire. Fair-play exigé. Ronchons pestant contre un dé maudit, joueurs ne supportant pas le temps de réflexion chez les autres, ou simplement dilettantes n’acceptant pas un certains effort de concentration, passez votre chemin. Les autres trouveront deux perles ludiques.

Tentons maintenant de les « noter » en fonction des paragraphes où j’ai démontré leurs atouts et leurs quelques défauts respectifs.

 

Intégration du thème et historicité : Aéropostale : 4/5 – 1944 : 4.5/5

Matériel : Aéropostale : 4/5 – 1944 : 5/5

Cohérence des mécanismes : Aéropostale : 4/5 – 1944 : 5/5

Interaction et rejouabilité : Aéropostale : 4/5 – 1944 : 3.5/5

Aéropostale : 16/20 – 1944 Race to the Rhine : 18/20

Derniers mots

Bref, 1944 Race to the Rhine gagne ainsi d’une courte tête…  et devrait probablement parler plus aux wargamers qui naviguent sur la Gazette. L’Aéropostale (sur lequel je n’ai effectivement pas autant d’heure de vol) m’a aussi séduit mais reste plus âpre à découvrir. La complexité de son apprentissage et la multiplicité de ces mécanismes ne m’ont pas paru aussi instinctifs que 1944 mais ils ont néanmoins suscité une furieuse envie de redécoller !

 

Infos pratiques

L’Aéropostale
Un jeu d’Olivier Chanry et Michel Pinon, pour 2 à 5 joueurs.
Édité en 2013 et en français par Asyncron. Prix conseillé 55 €. Site officiel.

1944 Race to the Rhine
Un jeu de Jaro Andruszkiewicz et Waldek Gumienny, pour 1 à 3 joueurs.
Édité en 2014 et en anglais par Phalanx Games. Prix conseillé 59 €. Site officiel.
Grâce au travail d’HarryCover une traduction devrait être disponible en boutique.

5 Commentaires

  1. “De plus, les grandes barrières naturelles (les Pyrénées, le Sahara, l’Atlantique Sud, l’Amazonie et les Andes) induisent le tirage d’une carte météo à chaque franchissement aux effets positifs ou négatifs (y compris la mort du pilote !”) –> La mort du pilote est seulement liée à 4 strips en Amérique du Sud.

  2. “Le hasard est assez important ce qui garanti une adaptation nécessaire des tactiques de jeu voire des stratégies en cours de partie. Le tirage des cartes météo et la répartition des strips sur les escales aux effets positifs ou négatifs importants, le dé que l’on ajoute aux tentatives de record pour économiser (éventuellement de la logistique), la victoire aux meetings sur 1d6 (+1 pour les pilotes chevronnés et +2 pour les pilotes légendaires). Autant d’aléatoire peu prévisible. Les amateurs de probas seront frustrés.”

    Le tirage des cartes météo impacte principalement le premier joueur à passer la ligne géographique. Il est donc possible de laisser d’autres compagnies essuyer les plâtres.
    Les strips sont conçus de la manière suivante : Plus la valeur d’escale est importante, moins le contrat est intéressant et/ou plus l’effet spécial est négatif. Il y a donc un effet de balance.
    Le dé qui permet d’optimiser ses ressources lors d’un record est à la marge. Préférez utiliser un pilote chevronné qui garanti un bonus de 1.
    La victoire lors d’un meeting se joue sur 1D6 certes… Mais c’est oublier que chaque joueur choisit secrètement s’il s’inscrit au meeting ou non (et y aller coûte une action et engage un pilote). Résumer cela à un jet de dé est très réducteur. Le but est d’aller au meeting alors que les autres n’y vont pas. Il suffit d’analyser les tableaux de bord des concurrents…

    Tout cela pour dire, qu’on contraire, les amateurs de probabilité (dont je fait parti en tant que wargameur de la première heure) devraient s’y retrouver.

    • Merci pour ces précisions Olivier.

      La formule concernant le hasard est très probablement ;) mal choisie. Par définition, dès qu’il y a du hasard les probabilistes sont chez eux. J’aurais du parler de ‘jeux très calculatoires’ dont la part de hasard est quasiment nulle, ou ne réside que dans les interactions entre joueurs.

      J’ai essayé récemment le scénario ‘La Paz’ que je n’avais pas encore joué et je dois avouer que les impressions sont légèrement différentes mais que le jeu se bonifie indéniablement avec la pratique…

  3. Bonjour,

    Je me suis documenté sur les différentes compagnies du jeu par curiosité. Je n’arrive pas à trouver la CAT espagnole. Il existe bien le Civil Air Transport (CAT) mais il est américain et fondé en 1946.

    Quelqu’un sait quelque chose de cette compagnie ?

    Merci de votre aide.

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