La chute d’un empire – L’indépendance de l’Amérique espagnole

Gonzague Espinosa-Dassonneville - La chute d'un empire - L'indépendance de l'Amérique espagnoleSi quelques noms sud-américains comme celui de Bolivar sont parvenus jusqu’en France et s’inscrivent encore dans la mémoire collective (le personnage a sa statue à Paris), ils restent une pointe assez étroite et finalement peu visible qui masque un immense iceberg que le livre d’aujourd’hui veut mettre au jour. La chute d’un empire, disponible depuis le 15 mars dernier chez Passés composés est en effet une histoire globale de l’indépendance de l’Amérique espagnole, pour reprendre son sous-titre. Pour ce faire, l’auteur, l’historien Gonzague Espinosa-Dasssonneville, a compulsé de nombreuses archives locales comme européennes et consulté une importante bibliographie dans plusieurs langues. Le résultat est un livre mesuré, une synthèse bienvenue en français, langue qui manquait encore d’un ouvrage de référence et neutre sur le sujet.

Une indépendance qui n’était pas inéluctable

En effet, l’un des premiers mérites du livre dont il est question est de remettre en cause bon nombre de mythes fondateurs des pays issus de la décolonisation de l’Amérique espagnole. Créés au XIXe siècle, ils la présentent comme inéluctable et glorieuse. Ces allégories ont sans doute été nécessaires dans un processus difficile de création d’État-Nations latino-américains, elles ne reflètent pourtant pas la réalité. Ainsi, le livre s’ouvre sur la présentation de l’empire espagnol à la fin du XVIIIe siècle. Celui-ci est un ensemble complexe, fait de plusieurs pièces, bigarré et bien loin des conceptions coloniales françaises ou britanniques du XIXe siècle. Il est vu comme un prolongement de l’Espagne, elle-même constituée de divers royaumes rassemblés sous le même sceptre, et pas comme un Congo belge uniquement créé à des fins d’exploitation économique.

Si ces aspects-là ne sont pas absents de l’époque étudiée, non plus que les questions ethniques et d’appartenance, ils sont savamment expliqués et replacés dans leur contexte. Or, contrairement à l’hagiographie latino-américaine, l’Amérique espagnole n’est ni au bord de la révolte ni dans une pré-indépendance dans les années 1770-1780. C’est au contraire un pilier de la monarchie (partie I du livre) qui essaie de le réformer, non sans certains succès. Si la politique centralisatrice des Bourbons arrivés au pouvoir à Madrid au début du siècle des Lumières n’est pas exempte d’erreurs et de maladresses, on ne peut pourtant conclure à une insurrection généralisée et imminente alors que la Révolution française éclate.

Le début d’un processus complexe

Or, c’est de celle-ci et de ses conséquences que vont naître les complexes mécanismes qui aboutissent aux indépendances dans les années 1810-1820, sans que rien n’ait été écrit à l’avance. D’abord opposée à la France révolutionnaire, la monarchie espagnole, ayant eu le dessous, finit par se rapprocher d’elle à partir de 1795 puis par s’allier avec Paris. C’est le début d’une longue descente aux enfers. Se lier à la France rapporte finalement peu à Madrid, tout en fragilisant un empire lointain, désormais sous la menace de la flotte britannique, irrémédiable ennemie des différents pouvoirs qui se succèdent en France. De plus, l’alliance n’est pas vécue sur un pied d’égalité.

Avec les années, elle se transforme de plus en plus en tutelle française, due à un mélange de mépris envers les Bourbons d’Espagne, il est vrai alors peu capables, et à un rapport de force défavorable à la péninsule ibérique. La modernisation et la refonte de l’Espagne comme de son empire, réellement à l’œuvre à la fin du siècle des Lumières, sont arrêtées avec les guerres incessantes. Or, un pas supplémentaire et décisif est franchi avec Napoléon, qui s’empare du trône espagnol en 1808, au profit de son frère Joseph. Si les colonies refusent d’obéir à ses envoyés et proclament toutes leur fidélité à la couronne, la situation créée est pourtant fatale à la longue à son autorité. En effet, le roi Ferdinand VII est emprisonné en France et les colonies comptent finalement bien peu dans une péninsule ibérique trop occupée à lutter contre les envahisseurs français.

L’auteur explique avec finesse la situation politique de l’Espagne de ces années majeures et montre bien que l’acéphalie de la monarchie joue un rôle capital dans sa perte de son empire. Les liens avec l’Amérique se distendent, des pouvoirs locaux s’organisent, les structures temporaires métropolitaines ne parviennent pas à assoir leur autorité et à penser une nouvelle relation avec l’Amérique. En effet, même si celle-ci est encore fidèle, les idées révolutionnaires françaises y sont largement parvenues et les descendants de colons espagnols espèrent être mieux associés à la conduite du pouvoir dans plus d’un territoire privé de tête pensante.

Les conséquences

Il n’était pas impossible que cela advienne. Ainsi, des débats et échanges ont bien lieu malgré les distances à parcourir et l’état de guerre. L’historien revient sur un texte très important qui en est issu, la Constitution de Cadix de 1812. Elle crée un État centralisé espagnol, regroupant métropole et colonies, désormais mieux représentées dans les instances de pouvoir. Fortement inspiré de la France, des Lumières et des États-Unis, c’est un jalon législatif qui aurait pu créer des évolutions ultérieures différentes. S’il n’est pas parfait, et que l’égalité entre les territoires n’est pas encore dans les faits totale, il suscite un certain espoir et, rappelons-le, à cette date, l’Amérique ne s’est pas encore soulevée en masse. Toutefois, les liens distendus avec Madrid depuis 1808 commencent à peser dans certains territoires. D’importants mouvements de révolte ont pu avoir lieu (comme au Mexique), parfois au nom du roi… Dont l’attitude va s’avérer décisive.

Revenu au pouvoir en 1814, après la chute de Napoléon, il met en effet brutalement fin aux textes libéraux et rétablit son autorité traditionnelle, tout en envoyant des troupes rétablir l’ordre en Amérique. Cette décision est lourde de conséquence. Une forte minorité désormais indépendantiste s’y oppose et des combats ont lieu avec les troupes royales, qui manquent d’ailleurs de tout. Ferdinand veut agir avec fermeté sans disposer de moyens. Cette tentative de reprise en main par la force, paradoxalement, contribue à mieux définir des camps jusque-là flous

L’auteur insiste d’ailleurs bien sur les différences entre territoires, sur les succès et échecs des indépendantistes et des royalistes. Il faut bien parler de guerres d’indépendances désormais, qui durent essentiellement jusqu’en 1825. Gonzague Espinosa-Dassonneville en rappelle toutes les ambiguïtés, montrent qu’elles sont des processus longs et complexes, qui font aussi intervenir des acteurs étrangers : vétérans européens des guerres de l’Empire venus se mettre au service d’armées locales, mercenaires britanniques combattants dans les deux camps, puissances européennes et États-Unis lorgnant sur de nouveaux marchés et soutenant peu l’Espagne qui finit par perdre tous ses territoires hormis les Philippines et Cuba, mieux tenus et hors du continent.

Conclusion

Rien n’est laissé de côté par l’auteur. Il explique les violences de toutes sortes, la coloration ethnique des conflits (rôle des Amérindiens, des esclaves, des créoles, des Européens…), la fructueuse comparaison avec l’Amérique portugaise (Brésil), la lente structuration des camps (avec des acteurs en changeant très souvent), et en effet les conséquences en Europe et même ailleurs. On peut parfois être dérouté par la myriade d’acteurs et de territoires, mais nous parlons d’une série de conflits s’étalant sur des dizaines d’années et sur un continent en entier. Heureusement, des cartes viennent aider le lecteur, aidé par un style clair et fluide.

Il s’agit donc d’un excellent ouvrage, d’ailleurs bel objet-livre, et qui vient combler un manque réel en France. Le lecteur la redécouvrira d’ailleurs en filigrane dans le livre, ainsi qu’en apprendra beaucoup sur l’Espagne. Loin d’être cantonnée à l’Amérique centrale et du sud, cette indépendance a beaucoup de liens avec l’Europe, dont la mainmise économique sur les nouveaux pays est d’ailleurs bien rappelée à la fin du livre. Elle explique en partie, ainsi qu’une transposition parfois ratée des concepts de la Révolution, annihilant au nom de l’égalité les droits des Amérindiens, les nombreux troubles des États nés de la décolonisation, parfois jusqu’au XXe siècle. Les pages de conclusion sont à cet égard éclairantes et mettent en lumière l’attitude actuelle de plusieurs dirigeants centre et sud-américains.

Fiche : https://passes-composes.com/book/363

A découvrir éventuellement coté wargames Libertad o Muerte! , sorti en 2020 chez Avalon Digital (voir cette fiche sur Steam), jeu qui traite précisément de cette période.

Libertad o Muerte! - Avalon Digital
Libertad o Muerte! – Liste des scénarios.

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