Volume précédant l’excellent 1922-1929, les années folles ?, l’ouvrage 1919-1921 – Sortir de la guerre ramène le lecteur au moment de la conclusion de la Première Guerre mondiale et des convulsions qui s’ensuivent. De grand format, en plus de 500 pages, le livre peut paraître imposant et dérouter le lecteur occasionnel. En fait, c’est un travail très accessible : il s’agit d’une de ces belles et nécessaires synthèses, destinées avant tout à un grand public, mais qui ne sacrifient pour autant pas sur le fond. L’auteur, Jean-Yves le Naour, grand spécialiste du premier conflit mondial offre au lecteur une somme utile pour comprendre les deux années qui ont suivi la fin de la « der des ders ».
Terminer la guerre
Tout d’abord, l’historien rappelle bien que le 11 novembre 1918 n’est que l’armistice et pas la fin de la guerre, réglée par une série de traités dont celui de Versailles est le plus connu. Il raconte avec brio le climat de tension qui règne en Europe à l’hiver 1918-1919 et explique clairement que les combats auraient pu reprendre à plusieurs reprises, notamment en cas de refus de signature de la part des Allemands. Il s’agit avant tout d’un livre consacré aux aspects politiques et diplomatiques : le lecteur est plongé dans la préparation du traité de paix, dans les intenses tractations entre alliés, rapidement teintées de heurts, de désaccords, quant au sort du principal vaincu, l’Allemagne. D’emblée, l’auteur tort le cou de manière convaincante à toute une historiographie anglo-saxonne ayant présentée la France comme avide et meurtrière, unique responsable d’un traité léonin ayant conduit à la Seconde Guerre mondiale. Il replace les choses dans leur contexte, réexplique les exigences et craintes de Paris et montre l’extrême mauvaise volonté des Allemands à admettre leur défaite et à respecter le traité. Le double-jeu du pouvoir britannique est lui aussi bien mis en avant et replacé dans un temps plus long de crainte de l’émergence d’une grande puissance en Europe, mais aussi de dégoût pour les traités contraignants.
L’espace nécessaire aux explications est là. On apprécie aussi beaucoup que la réflexion soit nourrie de fonds d’archives rarement convoqués, ce qui est appréciable dans ce style de livre. Hélas, l’appareil critique est réduit au minimum : bon nombre de très intéressantes remarques de l’auteur ne sont pas étayées par des notes, ce qui est sûrement un choix éditorial. Il n’empêche que cela prive le lecteur d’aller fouiller pour en savoir plus sur de nombreux aspects qui mériteraient à eux seuls un livre. Il n’en reste pas moins que ce sont des pages essentielles pour comprendre la sortie de guerre. De très intéressants chapitres reviennent d’ailleurs sur des points moins connus en France, par exemple sur le sort de la région rhénane en 1919-1920. Traité à la fois du point de vue allié et allemand, il permet de comprendre les tentatives de séparatisme et d’autonomie de cette zone frontalière pas toujours très heureuse du centralisme de Berlin et dont le destin aurait pu être différent.
L’éclatement des empires
Une part importante du livre est d’ailleurs logiquement consacré à la chute des grands empires : allemand, russe, austro-hongrois, ottoman. Jean-Yves le Naour traite de manière suivie et sérieuse ces bouleversements politiques majeurs. Il montre très bien que les traités de paix ne sont pas parfaits, que le principe des nationalités mis en avant par les vainqueurs de la guerre n’est pas toujours respecté par eux, que le président américain Wilson n’est pas le sauveur tant espéré et ainsi de suite. L’écroulement des empires Habsbourg et Romanov en de multiples États est très bien expliqué et rendu compréhensible malgré l’extrême complexité de chaque cas qui nécessiterait en lui-même un ouvrage.
Les points les moins reluisants ne sont pas passés sous silence : l’autoritarisme des nouveaux pays à peine créés, l’expansionnisme de certains d’entre eux (la Pologne à peine ressuscitée attaque l’Union Soviétique…), les appétits occidentaux devant les débris de l’empire ottoman, etc. Le tout est servi par un style clair, vif, qui se lit très bien et avec plaisir. On regrettera peut-être quelques formules assez familières et des questions rhétoriques qui n’apportent pas grand-chose, mais cela n’ôte rien à la grande qualité de l’ensemble. On apprend beaucoup de choses sur de nombreux pays souvent moins abordés en France (Roumanie, Tchécoslovaquie, Balkans). On notera quand même que ce sont surtout les événements européens qui sont traités dans ce livre, même si l’auteur parle aussi du versant asiatique de la guerre civile russe et de l’expansionnisme japonais au détriment de ses voisins, et notamment de la Chine, dont j’avais parlé à un autre moment. Dans la même veine, peut-être aurait-il été possible d’évoquer davantage les répercussions de la guerre pour les pays neutres (certains comme l’Argentine se sont enrichis) et surtout des conséquences dans les colonies européennes, même si quelques lignes les évoquent.
Une paix introuvable ?
Cette lecture donne la triste impression d’une paix introuvable, qui relativise beaucoup les clichés : le 11 novembre 1918 n’est pas la fin de toute violence en Europe. Une liste impressionnante de conflits suit l’armistice et les traités de paix : des guerres civiles (Hongrie, Finlande, Russie…), d’agression (guerre russo-polonaise, guerre gréco-turque), des révoltes et révolutions (Allemagne, Italie…), des affrontements coloniaux (Maroc, Syrie…) et aussi des conflits sociaux majeurs (France, Italie, Allemagne…). Si une partie a été traitée dans un autre ouvrage, Les guerres des Années folles, 1919-1925, on appréciera l’effort de synthèse ici entrepris. L’auteur montre bien que passer d’un monde à l’autre est difficile, que les décideurs ont fait ce qu’ils ont pu, malgré de nombreuses arrière-pensées et appétits fleurant bon le XIXe siècle. Le suivant naît véritablement après 1918 et dans la douleur. De très intéressantes pages expliquent la naissance des différents partis communistes et des conflits de ceux-ci avec les socialistes, et montrent bien toutes les ambiguïtés politiques et sociales dans de nombreux pays. Le cas allemand est à cet égard confondant : la République de Weimar fait très difficilement le deuil de l’Empire allemand et les socialistes d’abord au pouvoir font le jeu des partis d’extrême-droite par peur d’une « contamination » bolchévique, avec des résultats bien plus catastrophiques que le traité de Versailles lui-même. La naissance et la diffusion du fascisme en Italie est également rappelée, ainsi que les déchirements de la gauche française en 1919-1920, sans parti pris ni commentaire déplacé de la part de l’auteur. Les choses sont bien expliquées, traitées avec professionnalisme et on comprend bien pourquoi tels choix ont été faits et pas tels autres. Sortir de la guerre est aussi difficile, sinon plus, que d’y entrer.
Il restait certes possible d’affiner l’analyse en prenant un peu plus en compte les éléments culturels ou religieux, importants dans de nombreux cas : le rôle de l’Église catholique belge ou française pendant la guerre et après est ainsi important, ainsi que les dimensions religieuses de la guerre civile russe ou le dégoût de nombreuses églises catholiques pour la révolution et le bolchévisme, qui ont parfois conduit à des compromissions avec certains pouvoirs en place.
Conclusion
Ces remarques faites, nous sommes en face d’un très bon ouvrage, solide, à la lecture plaisante et qui donne envie d’en apprendre davantage. Le lecteur averti apprendra quand même des choses et aura une somme à jour et le néophyte trouvera un travail conséquent, à même d’embrasser la complexité de ces années. Bon nombre d’enseignants du secondaire peuvent aussi y trouver de la matière utile pour nourrir leur enseignement. L’épaisseur du livre ne doit pas repousser : le volume est nécessaire à l’explication et à la nuance, deux points cardinaux en histoire. On pourra sans peine poursuivre cette lecture par celle des deux volumes suivants, même si je trouve à titre personnel que celui-ci est le meilleur des trois, ce qui est très subjectif.
Fiche éditeur : https://www.lisez.com/livres/1919-1921-sortir-de-la-guerre/9782262076207



