Faisant suite à une rencontre ayant eu lieu au début de l’été, dans le cadre du salon Historicon 2013, la Gazette du wargamer vous propose un nouvel entretien avec Philippe Thibaut et Philippe Malacher, co-fondateurs d’Ageod et les développeurs du moteur AGE ayant donné lieu depuis 2006 à de nombreux et superbes wargames sur PC. En outre l’expérience du studio ne s’arrête pas là, Philippe Thibaut étant l’auteur de précédents jeux, tels Europa Universalis, WW 1 – La Grande Guerre 14-18, et Pax Romana.

 

Qu’est-ce qui vous a motivés à inventer un nouveau concept de simulation militaire historique ?

P. Thibaut : Aucun jeu sur le marché ne correspondait à l’idée que nous nous faisions d’un grand jeu stratégique-opérationnel. Nous tenions à représenter correctement le contexte économique et politique sans négliger l’aspect militaire.

P. Malacher : Nous voulions aussi disposer de nos propres outils. Quand on en a la capacité, il est bien plus efficace de créer son propre moteur que de dépendre d’un moteur existant issu d’une autre société.

« Notre philosophie à Ageod est de donner aux joueurs un moyen de voyager dans le temps, de se retrouver dans les conditions de l’époque. Il faut pour cela recréer les contraintes techniques, militaires, humaines, matérielles (avec les limites imposées aux ordres de bataille) et même mentales ou visuelles (avec le look des unités et l’ambiance de la carte). On dit aux gens : c’est un jeu, mais si demain une machine existait qui vous transporterait à l’époque, vous ne seriez pas dépaysés par rapport à ce vous avez vu dans le jeu. » Philippe Thibaut

Vous êtes-vous inspirés de jeux existants ?

P. Thibaut : Pas vraiment. Pour le type de jeux que nous voulions faire, nous avions une préférence pour le tour par tour à résolution simultanée, alors que la mode était à la stratégie en temps réel, comme dans Age of Empires et Cossacks. Au moment de créer Birth of America, j’ai surtout pensé au jeu de plateau 1776 d’Avalon Hill, qui rendait bien l’ampleur globale de la Guerre d’indépendance des États-Unis et la montée en puissance des camps.

En quoi les jeux d’Ageod se distinguent-ils des autres wargames informatiques ?

P. Thibaut : J’ai déjà mentionné le tour par tour à résolution simultanée. Il y a plusieurs autres aspects qui, mis ensemble, font l’originalité de nos jeux :

  • Leur caractère stratégique et opérationnel : les joueurs s’occupent de ce qui aurait pu se passer le mois précédant la bataille, en se demandant où se trouve l’ennemi, quelle armée se portera au-devant de lui, avec quels renforts, etc.
  • Une bonne fidélité à l’histoire, qui se manifeste notamment par un respect minimal des ordres de bataille et par une structure de commandement réaliste.
  • Une retranscription simple du caractère particulier d’un conflit. Dès le départ, nous avons dû accoucher de concepts simples pour représenter des affrontements entre adversaires aussi différents que les Indiens et les troupes régulières européennes. Au point où Ageod est souvent vu aujourd’hui comme un studio spécialisé dans les conflits asymétriques.
  • La distinction entre région et « structure » (ville, port, dépôt ou fort), qui peuvent avoir des propriétaires différents. Cela permet de simuler les sièges, les zones de blocage, l’aménagement de redoutes, etc.
  • Des graphismes et des mécanismes de jeu reflétant l’esprit de l’époque considérée.

P. Malacher : Nous souhaitions un moteur militaire « sérieux », qui se rapproche d’une simulation quand c’est possible, tout en faisant preuve d’une certaine dose d’abstraction au besoin. Nous avons la possibilité d’aller loin dans le détail des ordres de bataille, en laissant le moteur gérer certaines minuties, comme les interactions entre les unités au cours d’une bataille donnée, de façon à ce que nos jeux restent opérationnels.

« Ce qui peut faire le succès ou non d’un jeu sur un thème historique, c’est que les concepteurs soient eux-mêmes des joueurs. Si le designer fait exécuter son produit par une équipe de production, cela sera fait selon un certain cahier des charges, mais il manquera ce supplément d’âme que le programmeur peut ajouter en se fiant à son instinct de joueur. Je l’ai vu dans mes propres expériences : les meilleurs artisans d’un jeu sont ceux qui sont aussi des joueurs, car ils apportent ce bonus de compréhension et de partage de l’intérêt envers le produit. » Philippe Thibaut

Comment le moteur de jeu a-t-il évolué depuis Birth of America ?

P. Malacher : Au fil du temps, des modules supplémentaires se sont ajoutés. Le moteur original était très axé sur la guerre de Sept Ans, une guerre asymétrique principalement terrestre où l’économie de guerre était fortement abstraite. Birth of America est le seul jeu Ageod où le militaire prend quasiment toute la place.

Par la suite, nous avons ajouté un vrai système de recrutement militaire, puis un système de ravitaillement abouti (mais que le joueur peut ignorer la plupart du temps), des mécanismes économiques et bien d’autres sous-systèmes encore. Pride of Nations est certainement le jeu le plus complexe, qui intègre des aspects d’économie, de commerce, de diplomatie, de gestion de colonies… Tout y passe !

P. Thibaut : Dans Pride of Nations, nous avons introduit des cartes de décision et les avons beaucoup développé dans Civil War II, pour la récolte du coton chez les Sudistes et les forceurs de blocus, par exemple. Cela renforce l’immersion du joueur, en plus de varier le déroulement du conflit. C’est aussi dans Pride of Nations que nous avons introduit l’ordre de débarquement à distance, qui simplifie grandement le transport maritime des troupes.

Nous cherchons par ailleurs à faciliter l’usage du moteur AGE par les passionnés d’histoire militaire, comme ce modeur espagnol à l’origine d’un nouveau jeu recréant la guerre civile espagnole (España 1936). Notre contribution s’est limitée à un fort appui en graphisme et à de nombreux conseils techniques, alors que le concepteur s’est approprié la connaissance nécessaire à l’aboutissement du projet.

« Beaucoup d’eau a coulé sous le pont (du moteur de jeu) depuis le premier opus en 2006. Le moteur a bénéficié d’une quantité de petites améliorations sans que cela ne saute aux yeux, mais qui renforcent la cohérence interne de l’ensemble. Grâce à ce genre de retouches, le joueur sent que le système tourne rond, qu’il ne s’agit pas d’un assemblage bric-à-brac. » Philippe Malacher

Quels sont les plus grandes difficultés que vous ayez eu à résoudre depuis le début de la série ?

P. Malacher : Plusieurs des écueils habituels du développement de jeux vidéo ont été évités. Nous avons misé dès le début sur un moteur capable de s’adapter facilement à une grande variété de situations. Par exemple, le module de recherche technologique créé pour Pride of Nations ne sera simplement pas activé dans Civil War II, en raison de la courte période couverte par cette guerre. Une autre preuve de souplesse est apportée par le jeu Alea Jacta Est, où le moteur a glissé sans rouspéter des armes à feu aux armes de jet.

Si le moteur AGE parvient à intégrer des myriades de concepts les uns aux autres, c’est aussi parce que Philippe Thibaut et moi travaillons en bonne intelligence. Dans beaucoup d’équipes, vous avez d’un coté des designers qui produisent des documents allant à l’encontre de certaines bases du développement logiciel, tandis que de l’autre les exécutants sont plus ou moins (souvent moins) libres de leurs actes. Dans notre cas, nous concevons ensemble les éléments phares de chaque jeu, de façon à ce que l’historicité soit préservée et que le chemin de développement soit le plus aplani possible. Cela nous donne au final un moteur qui garde une cohérence interne exceptionnelle au fils des ans, tout en gérant somme toute assez bien les situations historiques envisagées.

P. Thibaut : La plus grande difficulté tient au fait que nous sommes une petite équipe et que nous ne pouvons nous atteler à plusieurs grandes tâches simultanément.

Quels aspects du gameplay du prochain Civil War II ont été le plus travaillés par rapport à American Civil War ?

P. Thibaut : Divers aspects ont été ajoutés ou poussés plus loin :

  • Les graphismes ont bien sûr été adaptés à l’époque couverte.
  • Nous avons amélioré l’interface de façon à permettre aux joueurs d’accéder plus rapidement aux informations utiles.
  • La carte est immense en vue d’accueillir d’éventuelles expansions vers le Far West, le Canada, les Caraïbes ou le Mexique.
  • Le ravitaillement repose sur l’établissement d’un réseau de relais, auquel peut s’attaquer l’adversaire. D’ailleurs, l’IA excelle dans ce genre ce raid.
  • Au moment d’engager une bataille d’une certaine ampleur, les joueurs peuvent faire des choix de grande tactique grâce à un module tactique (battle planner) proposant un certain nombre de possibilités : prise de flanc, assaut frontal, attaque sur les ailes, accent défensif et autres.
  • Il est possible de promouvoir ou de rétrograder des chefs, mais en payant un coût qui peut s’avérer élevé en points de moral national. Cela évite que le joueur derrière l’Union se débarrasse tout de suite des généraux timorés pour les remplacer par des chefs compétents tels que Grant, Sherman ou Thomas.
  • Le jeu offre davantage d’options stratégiques (plusieurs dizaines) contre un coût en argent et parfois en moral : augmentation des impôts, négociation avec les Anglais, développement de l’industrie de guerre, achat de locomotives ou de bateaux de transport, concessions commerciales à l’étranger, fixation de la prime offerte aux volontaires, etc.

P. Malacher : Nous possédons aujourd’hui un module de scripts historiques plus polyvalent, qui nous a permis d’implanter dans Civil War II un système de décisions régionales semblable à celui de jeux de plateau à base de cartes d’événements. Les cartes de décision touchent des domaines aussi variés que la fuite d’esclaves ou les agents secrets.

De plus, la production industrielle est matérialisée par des bâtiments visibles, capturables et destructibles. Dans American Civil War, ce n’était qu’un chiffre abstrait de production associé à la région industrielle, avec les incohérences que cela entraîne.

« Notre approche depuis le début est d’offrir au joueur les outils pour faire des tas de choses. C’est à lui de savoir composer son armée ou ses forces pour les exploiter au mieux. Si tu sais que la cavalerie donne un bonus de reconnaissance et protège les flancs, que l’infanterie légère empêche les attaques surprises, tu ne seras pas surpris de perdre une bataille avec une armée composée uniquement d’infanterie régulière. Avec une armée mieux équilibrée, même plus petite que celle de l’adversaire, la chance de subir une déroute est beaucoup plus faible. » Philippe Thibaut

Quels sont les avantages qu’Ageod tire du partenariat avec le groupe Slitherine – Matrix ?

P. Thibaut : l’idée essentielle à la base du « mariage » est de pouvoir bénéficier des savoirs-faire et avantages de chacun. Notre force réside dans le potentiel créatif et l’expérience de notre moteur. Ce qui nous intéressait chez eux, c’est leur maîtrise du marketing et de la communication et un portefeuille de clients bien plus grand que le nôtre, malgré des recoupements. Il y a là une vraie synergie et on dit souvent qu’on est plus fort à deux que tout seul. Si la coopération se passe bien, tout le monde sera gagnant.

P. Malacher : Slitherine-Matrix nous soulage de pas mal de contraintes, tout en nous laissant une très grand liberté dans la conduite du projet. Ils nous fournissent également un carnet de compétences pour ce qui est du travail graphique et sonore, ainsi que des personnes du support technique.

Qu’est-ce qui attend les joueurs au cours des prochaines années ?

P. Thibaut : Le développement d’un jeu exige environ une année. En ce moment, toutes les énergies sont concentrées sur la version bêta de Civil War II, dont la sortie officielle est prévue pour le 17 septembre 2013. Nous donnons aussi un coup de main aux créateurs d’España 1936, qui paraîtra le 1er octobre 2013. Suivra le 24 octobre un nouvel opus de la série à succès Alea Jacta Est, intitulé Parthian Wars, sur les guerres entre Rome et son ennemi juré en Orient. La suite dépend du succès de Civil War II et de nos capacités professionnelles et financières.

 

Civil War II (sortie ce 17 septembre).
...
Espana 1936 (disponible le 1er octobre prochain).
Alea Jacta Est – Birth of Rome
World War One (Gold).
Rise of Prussia.
Les Campagnes de Napoleon.
Ageod American Civil War.
Wars in America (BoA 2).
Les Grandes Invasions.

 

Dans l’idéal, il y a plusieurs jeux que j’aimerais faire, en lien avec des conflits intéressants comme celui du XVIIIe siècle pour le contrôle de l’Inde, la révolte des Taiping entre 1851 et 1864 ou la guerre du Vietnam. Le moteur AGE serait excellent pour retranscrire ces guerres. Malheureusement, le public paraît réticent à acheter des jeux portant sur des affrontements moins connus ou plus lointains.

Actuellement, la tendance de fond est à la simplification du gameplay en faveur d’une prise en main immédiate et de parties plus courtes. Qui sait, les jeux Ageod pourraient un jour se retrouver sur les tablettes PC, mais il faudrait pour cela créer un nouveau moteur. Vu le faible effectif d’Ageod, ce n’est certainement pas pour demain (rires).

 

Philippe Thibaut, Historicon 2013.
Philippe Thibaut, Historicon 2013.

 

Voir aussi en complément de cet entretien notre dossier Historicon 2013 : la guerre de Sécession abordée par trois jeux de Matrix Games. Ainsi que notre article sur l’intelligence artificielle du moteur AGE : IA-t-il un wargamer dans mon PC ? Athena, l’IA d’AGEOD.

Ou encore si besoin le récit de partie et les test suivants :

Pour plus d’informations sur les jeux d’Ageod voyez le site officiel.

Cheminement d’un designer

Philippe Thibaut n’est pas un nouveau venu dans le monde des simulations historiques. Il est à l’origine de plusieurs jeux de plateau et vidéo qui ont fait leur marque au cours des quinze dernières années. Résumé de parcours :

  • Philippe est, à l’origine, un amateur de jeux de plateau stratégiques. Ses préférés durant les années 1990 étaient Third Reich et Empire in Arms.
  • Il remarque qu’il n’existe aucun jeu majeur sur la période moderne (XVIe-XVIIIe siècles) et décide d’en créer un : ce sera le jeu de plateau Europa Universalis, publié en 1993 par Azure Whish Enterprise, après 4 années d’efforts.
  • Seconde création chez le même éditeur : La Grande Guerre 14-18, paru en 1995.
  • Les Suédois de Target Games se lancent dans la mise sur ordinateur d’Europa Universalis et Philippe y collabore à titre de conseiller et designer principal de 1998 à 2000. Mais Target s’y casse les dents (dépôt de bilan en 1999), ayant sous-estimé le défi de la création d’un moteur à partir de rien. Le projet est néanmoins repris par des anciens de cet éditeur. Ils fondent Paradox et publient une version prématurée d’Europa Universalis en 2000, qui connaît malgré tout un bon succès. La saga Paradox commence…
  • Au début de 2000, Philippe Thibaut fonde son propre studio, Antik Games, et consacre 2 ans à la préparation de Pax Romana.
  • Europa Universalis 2, diffusé en 2002, ajoute ce qui avait été omis dans le premier opus.
  • L’éditeur (Wanadoo Édition) originellement pressenti pour publier Pax Romana ayant fait défaut, le jeu passe aux mains de la maison canadienne DreamCatcher Interactive, qui le sort en 2003 dans une version incomplète.
  • Les Grandes Invasions, un autre jeu grand stratégique sorti de la plume de Thibaut, ne paraîtra jamais sous forme de jeu de plateau (même si la maquette existe), mais il est transposé en jeu vidéo en 2005 par Philippe Thibaut et Luca Cammisa pour le compte de Nobilis.
  • En 2005, Paradox achète à Philippe Thibaut la propriété intellectuelle d’Europa Universalis et le développe à partir d’un nouveau moteur, ce qui débouchera en 2007 sur Europa Universalis 3.
  • Philippe Thibaut et François Claustres (cofondateur de JeuxVideo.com) fondent en 2005 le studio de développement Ageod. Philippe Malacher est de l’aventure.
  • Le premier jeu vidéo conçu et distribué par Ageod est Birth of America (2006), portant sur la guerre de Sept Ans et sur la Guerre d’indépendance américaine. Il est suivi d’American Civil War (2007), des Campagnes de Napoléon (paru chez Ageod et Nobilis en 2007), de World War One : La Grande Guerre 14-18 (2008) et de Birth of America 2: Wars in America (2009).
  • Ageod est achetée par Paradox Interactive en décembre 2009 et renommé Paradox France. La nouvelle entité est chargée de poursuivre l’exploitation de la marque Ageod.
  • Un groupe de modeurs, assisté des deux Philippe, créent un jeu sur la révolution russe de 1917-1921, basé sur le moteur AGE, ce sera Revolution under Siege (2010).
  • Paradox France publie coup sur coup Rise of Prussia (2010) et Pride of Nations (2011).
  • Le rattachement à Paradox Interactive prend fin en août 2012. Le studio reprend le nom d’Ageod et produit Alea Jacta Est (2012) et Birth of Rome (2013) dans la foulée.
  • Fin 2012, Ageod rejoint le groupe Slitherine-Matrix. Depuis l’été 2013, tous les jeux d’Ageod sont vendus sur une plateforme commerciale utilisant les mêmes services que celle de Matrix Games.
  • Mise en chantier de Civil War II en 2012, en vue de sa publication le 17 septembre 2013. Suivi quelques semaines après par Espana 1936.

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