L’histoire du wargame sur smartphone et tablette est encore récente comme en témoigne notre rubrique concernant les jeux pour iOS et Android. Cette évolution des wargames m’a laissé jusque récemment face à cette question : A quoi bon ? La solution trouvée pas Shenandoah Studio serait-elle la réponse ?

Bien sur ces couteaux suisses à l’obsolescence programmée vertigineuse sont devenus « indispensables » et pour parodier le slogan, si « il y a une application pour cela » cela doit en valoir la peine. Alors le wargame sur support tactile serait donc contraint à ce mariage de raison ! Pourtant il faut bien admettre que, pour l’instant, la plupart de ces applications sont, au pire, un moyen plus ou moins élégant de rentabiliser un développement précédent, ou au mieux un moyen de transposer un succès à ce support pour élargir sa clientèle. Le wargame restant un marché de niche, la diversification des supports est pour certain une nécessité commerciale depuis plus de quarante ans. Cependant, la question de la jouabilité reste le nœud gordien qui détermine leur succès. Pour éviter de tomber dans l’oubli (au fond d’un placard, d’un disque dur ou d’un ‘cloud’), il faut qu’un jeu soit en adéquation avec son support.

Or sur les supports qui nous concernent ici, la jouabilité est certes liée aux contraintes techniques de l’appareil mais surtout aux choix de design. Difficile en effet de jouer sur une carte présentant des centaines d’hexagones en pinçant frénétiquement son écran pour zoomer sur une pile de pions que l’on ne pourra manipuler qu’avec un staccato de ‘tap’ digne d’un télégraphiste fou. Difficile surtout de passer des dizaines de minutes sur ces petits écrans (entre 3.5 et 4.7 pouces selon les iPhones) qui ne sont pas fait pour une consultation longue.

Shenandoah Studio semble avoir dès le début pris conscience de ces écueils et choisi de produire de vrais wargames pour, initialement, les tablettes d’Apple en lançant il y a un peu plus de deux ans un projet sur la plate-forme collaborative Kickstarter, à savoir Crisis in Command : Battle of the Bulge (BotB). Une bataille mythique donc (rappelons-le, la bataille des Ardennes fut la plus sanglante de toute l’histoire militaire américaine) associée à des designers prestigieux, à commencer par John Butterfield et Eric Lee Smith (ayant réalisé le chef d’œuvre du wargame solo, Ambush) ou plus récemment Mark Hermann, Joe Miranda ou Ted Raicer.

Avec un peu plus de mille ‘backers’ le succès fut honorable. Le support au départ limité à l’Ipad en freinant sans doute le décollage. Le passage sur Iphone et IpodTouch semble avoir donné un second souffle mais surtout montré que les choix initiaux étaient bons car le défi était d’autant plus grand que l’écran se réduisait encore de moitié (l’écran faisant un peu moins de 10 pouces) ! Cet hiver Drive on Moscow a confirmé le coup d’essai et conforté Shenandoah Studio dans ces choix tout en renouvelant l’expérience de jeu.

C’est sur un Iphone 5c avec donc un écran de 4 pouces que j’ai testé Battle of the Bulge et Drive on Moscow (DoM), et j’avoue que suis positivement emballé. En effet, de la même manière que les wargames PC ne sont plus depuis longtemps des sous-produits du design papier et ont développé leurs propres qualités, ces deux produits sont probablement les premiers wargames conçus pour les petits écrans à répondre à tous les critères qui font un excellent wargame.

Premier atout, les cartes. Elles occupent en temps normal la quasi-totalité de l’écran et sont lisibles même en dézoomant au maximum. Voies de communication essentielles au déplacement rapide, effets de terrain modifiant les puissances de feu, lignes de front, effets météo, forces en présence sont accessibles du premier coup d’œil. La forme, la taille et l’échelle des cartes sont clairement pensées en fonction du confort du joueur : orientation paysage en 3/2 (un peu plus étroit sur Iphone 5), choix de zones et non d’hexagones pour gérer le mouvement et le combat mais surtout faciliter l’usage de l’interface.

Celle-ci constitue le deuxième atout. Comment piloter un wargame avec un ou deux doigts ?

D’abord, en créant un rythme de jeu adapté. Contrairement au bon sens, on se lasse très vite de déplacer des dizaines de pions avec cet outil pourtant si polyvalent que sont nos doigts, une souris est bien plus rapide et précise ! Les actions se limitent donc à la simple sélection d’une zone à activer, puis de jusqu’à trois pions (limite maximum d’empilement) et enfin  de leur zone d’arrivée. Tout est annulable avec un bouton toujours visible qui permet donc de tester les probabilités des éventuels combats. La résolution des combats est évidemment automatique et indique éventuellement, avant confirmation, les unités non utilisées permettant d’éviter les oublis. Et l’on passe la main à l’adversaire.

Pas de temps morts. Une tension constante. Les informations nécessaires sont minimums mais sans priver ce qu’un wargame doit à l’historicité. Le briefing, le calendrier et la surveillance du ravitaillement et des points de victoire sont modifiés à chaque tour.

En dézoomant au maximum la lisibilité des 61 zones de BotB reste bonne. Le terrain et notamment les cours d’eau sont parfaitement visibles. En haut à gauche, le bouton d’annulation et celui d’accès aux menus. A gauche, le bouton indiquant le camp actif permet aussi de finir son tour.
Avec l’opération Typhon, on change d’échelle (une centaine de zones) mais la densité des pions reste sensiblement la même.
Même si tous les renseignements nécessaires sont disponibles via ce menu, des écrans viennent automatiquement informer le joueur des modifications importantes (renforts, météo, ravitaillement, etc).

Tous les ‘pions’ présentent deux indications et certains potentiellement deux autres :

– Une silhouette désigne bien sur le type d’unité qui induit la mobilité mais aussi un modificateur de puissance de feu. Si la silhouette est grisée, l’unité a été activée et n’est plus disponible.
– De petites barres verticales (de 1 à 7) placées sous la silhouette indique à sa capacité de combat, c’est-à-dire à la fois sa puissance de feu (le nombre de fois que l’unité pourra ‘tirer’) et sa résistance (les ‘points de vie’). Celles-ci peuvent être reconstituées par des remplacements.
– Un badge historique distingue les unités d’élites qui ont un bonus de combat non négligeable.
– Enfin, une icone vient s’ajouter quand une unité n’est plus ravitaillée ou isolée.

Cette charte graphique élégante évite ainsi le recours aux valeurs numériques qui seraient rapidement illisibles en dehors du zoom maximum mais surtout synthétise de nombreuses variables tactiques qui font la spécificité de chaque ordre de bataille. Dans Battle of the Bulge par exemple, le joueur allemand débute la partie avec quelques formations blindées d’élite ayant de 5 à 7 barres. En clair cela signifie qu’à chaque combat, et tant qu’elles n’ont pas subi de pertes, elles tirent autant de fois avec une probabilité moyenne de 50% de réussite.

Ce petit tableau présente les chances de base de toucher. Une unité isolée ne peut tout simplement ni attaquer ni se défendre.

Elles perceront ainsi efficacement le front mais deviendront rapidement peu utiles si elles sont utilisées sans discernement ou isolées. En évitant le ratio de points de force, on limite le syndrome de la pile tueuse. D’autant plus que la densité faible des unités ne permet pas de garder un empilement partout. Cependant, concentrer ses forces reste une tactique nécessaire pour tenter de gagner rapidement cette offensive. Dilemme traditionnel pour tous ceux qui ont déjà joué cette campagne…

La mécanique de jeu est le troisième atout. On a déjà pointé l’interactivité qui ne se limite pas qu’à la succession d’activations créant des choix difficiles à chaque tour. En effet, dès qu’un joueur passe la main, une probabilité détermine le temps consommé en fonction de la date et donc le risque de plus en plus grand de ne pas pouvoir faire agir toutes ses unités. On peut ainsi forcer un adversaire à répondre à une percée en attirant des réserves ou tendre d’autres types de pièges avec la limite de l’absence de brouillard de guerre.  Il est souvent intéressant mais pas toujours possible d’attendre que l’adversaire ait agit dans un secteur pour lui le contre-attaquer efficacement.

La table qui détermine la durée d’une activation à BotB. Sachant qu’un tour complet s’étale de 6 à 18 heures mais qu’il se termine dès que les deux camps ont passé consécutivement.

Certains événements font basculer l’initiative : il s’agit du beau temps à partir du 23 décembre dans les Ardennes et de la neige devant Moscou. Les contraintes physiques se retrouvent également dans la manière dont le terrain modifie largement les déplacements et les combats. Dans BotB, les rivières limitent le franchissement simultané de plus d’un pion en cas d’opposition et vont donc faire de l’Ourthe un seuil décisif. Dans DoM, les villes et les forêts constitueront les bastions de la défense russe puis allemande.

Comme souvent l’autre charme de ce type de mécanisme assez simple à appréhender vient de l’ajout de règles spéciales, de ces ‘chromes’ qui permettent une meilleure immersion dans l’histoire ou une gestion plus fine des conditions de victoire. Toutes sont intégrées sans surcharge dans l’interface et bien mise en valeur par les fenêtres d’aide apparaissant en cours de partie. Ces fenêtres ont été retravaillés lors du passage de l’Ipad à l’Iphone pour éviter de saturer les quelques centimètres carrés disponibles.

Voici une liste exhaustive des règles spéciales :

Dans Battle of the Bulge :

– La préparation de l’offensive allemande permet trois activations consécutives avant de commencer le premier tour du 16 décembre. Cette « attaque surprise » immobilise également l’infanterie américaine (« au repos » dans ce secteur « calme »). Elle est soutenue à proximité de ses lignes de départ par un bonus d’artillerie.
– Les unités allemandes ont trois jours de ravitaillement puis subissent des pénuries aléatoires de carburant sur les unités blindées à partir du 21 décembre.
– les commandos de Skorzeny peuvent semer le désordre dans l’arrivée des renforts alliés du 17 au 19 décembre
– l’aviation alliée impose son bonus avec l’arrivée d’un ciel dégagé le 23… qui fait également basculer l’initiative de la première activation dans le camp allié
– Il y a « mort subite » en cas de percée jusqu’à la Meuse.
– Certains renforts britanniques et allemands sont conditionnels (Meuse atteinte par les allemands).

Dans Drive on Moscow :

– L’Armée rouge présente deux nouveaux types d’unités (la cavalerie s’infiltrant facilement en terrain difficile et un corps de parachutiste pouvant être largué derrière les lignes ennemies). Elle utilise des partisans pour annuler le bonus défensif des allemands en forêts. De plus, elle peut utiliser le déplacement ferroviaire.
– Quatre conditions météorologiques qui influent sur l’initiative, le mouvement, le combat et évidemment l’aspect de la carte.
– La durée des tours varient entre 72 et 120 heures en fonction de la météo.
– Un nouveau type de décompte des points de victoire.
– La possibilité pour les soviétiques de choisir l’emplacement de leurs renforts et celle de reconstituer des unités détruites.

Les modificateurs de combats de DoM. Avant tout affrontement, une barre donne pour chaque camp les probabilités de résultats en fonction de la largeur de chacun (en gras, le nombre de pertes le plus probable, en gris la destruction totale, en blanc, le recul).
Le zoom maximum révèle une carte dessinée avec beaucoup de soin… A noter, le corps de parachutistes russes, unité d’élite défendant ici Moscou mais qui pourra sauter sur les arrières allemands pour soutenir la contre-offensive.
L’esthétique de la carte suivant les conditions météos.

A l’usage, comme avec tout appareil connecté, le jeu est clairement fait pour l’affrontement contre un adversaire humain. Utilisant l’application Game Center, pas de difficulté pour trouver des adversaires et pour alterner des tours très rapides automatiquement sauvegardés en ligne. Une case rouge numérotée signale en permanence les parties en attentes de réponses. Pourtant, l’IA n’est pas en reste et présente une sympathique option, puisque durant la sélection des scénarios, le joueur peut choisir le style de jeu de son adversaire numérique. Cela signifie certes, des comportements plus prévisibles mais qui ne font pas de bêtises et sont finalement assez conformes à leur homonyme réel. Ainsi un “Patton” sera-t-il très agressif. A noter que ces jeux relativement bon marché n’échappent pas au DLC puisque l’on pourra ajouter pour quelques euros de plus des IA, des scénarios et même des aides. Ces dernières, ainsi d’ailleurs que deux versions des règles (une abrégée et une détaillée) et différentes informations historiques sont remarquablement écrites et s’intègrent très bien dans le jeu. De plus, lors de chaque tour, un court résumé judicieusement illustré replace le joueur en perspective avec les événements historiques.

L’un des revers du cadre et des choix de conception est l’aspect répétitif des parties au moins avec BotB car la carte et le nombre plus important d’unités de DoM permet plus de stratégies. On retrouve ici le parti-pris des wargames calculateurs. Cet article chez Quarter to Three sur l’importance de la zone d’Eupen dans BotB montre ainsi le type d’analyse qu’il induit. La contrainte la plus grande est cependant comme dans la plupart des itérations de ces batailles le script des conditions météorologiques qui conditionnent largement le rythme des opérations et donc les stratégies viables. A noter que le premier opus propose un scénario au placement semi-aléatoire des forces qui annulent la répétition des ‘ouvertures’ longuement rodées.

Shenandoah ne s’arrêtera pas là avec le système Crisis in Command. Le prochain opus sur le thème de la bataille d’El Alamein aura notamment parmi les nouveautés des champs de mines et une gestion plus stratégique d’une campagne au tempo très particulier. Ainsi chaque tour, l’initiative dépendra de la dépense de point de ravitaillement et du maintien d’une posture offensive. On pourra passer à une attitude plus défensive pour reconstituer ses stocks de ravitaillement et renforcer ses champs de mines mais si maintenir une offensive ne coutera qu’un point, la relancer en coutera 5… Bref, tout comme Rommel, chaque joueur peut donc tenter de prendre son adversaire de vitesse avant qu’il n’ait suffisamment renforcé ses défenses. Le jeu est actuellement terminé et en phase de test. Il devrait être disponible cet été…

Enfin, un autre système consacré à la bataille de Gettysburg est encore en développement depuis plus longtemps et sera l’œuvre d’Eric Lee Smith. Il a réussi sa nouvelle campagne de financement via Kickstarter l’année dernière et sa sortie est également prévue pour cet été. Si l’on revient ici aux hexagones, le maintien d’un tour non linéaire (chaque division étant activée aléatoirement) assurera la même tension que dans les jeux précédents.

Ces effets sont historiquement fixés et vont largement déterminer le tempo des opérations.
En dehors de la règle de la mort subite, les scénarios permettent de nombreuses stratégies en fonction de la collecte des points de victoire diversifiés… comme ici dans celui de la campagne complète de DoM.

En conclusion, Shenandoah Studio devrait permettre à de nombreux wargamers de trouver un support supplémentaire à leur loisir. Le studio a aussi fait découvrir un type de jeu exigeant mais finalement accessible à un public adepte de produits taillés pour le solo comme pour des duels rapides avec une infinité d’adversaires. Car tout le problème est que la multiplication de l’offre et notamment celle des supports n’augmente pas proportionnellement le nombre des joueurs et de leur mise en relation. Il est d’ailleurs révélateur de constater que lors de la campagne Kickstarter de Gettysburg, une “récompense” incluait une version papier classique du jeu. Comme si le support numérique et le support “traditionnel” continuaient à se méfier l’un de l’autre, et trahissait la définition d’un wargame. Je suis bien content d’avoir franchi la frontière !

2 Commentaires

  1. Vous êtes bien urbain…

    Pour le prix somme toute modeste, ce sont des jeux incontournables.

    Dernière chose que je n’ai pas précisé (mais les utilisateurs du GameCenter le savent), les tours en attentes de vos adversaires sont signalés même quand l’appli n’est pas ouverte et l’on peut donc y accéder instantanément.

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