Voici pour qui s’intéresse au passionnant loisir des wargames, qu’ils soient sur tables ou sur PC, historiques ou de fiction, un ancien utile article dans lequel l’auteur, Duccio Vitale, exposait en 1985 la déjà riche et variée diversité des jeux de ce genre disponibles. Et entre autres la difficulté à les classer, à les mettre tous dans des cases précises. Article qui fut le premier et semble-t-il le seul de sa rubrique dans le magazine Casus Belli, et qui apporte un bon éclairage sur ce qu’ont été au début et ce que sont en général encore aujourd’hui les “wargames”.
Casus Belli n°26, juin 1985 – Tutti Frutti, une nouvelle rubrique ni coccinelle, ni papillon, qui se propose d’explorer ce labyrinthe qu’on appelle les Jeux de Simulation. Au menu d’aujourd’hui, La Taverne d’Ali Baba ou… comment mettre un nom sur chaque parfum.
Il y a près de deux ans, quand les éditions M.A. m’ont demandé d’écrire un livre sur les jeux de simulation, ma première réaction fut pleine d’enthousiasme. Mais j’arrivai à grand peine à dépasser les cent pages et les affres de l’incertitude ne me permirent pas d’aller plus loin : après avoir envoyé le plan du livre au panier, je m’écroulai lamentablement, confronté à une liste de plusieurs centaines de jeux qui s’allongeait un peu plus chaque jour sans arriver à classer les nouveaux venus dans les mêmes catégories que les autres…
Dans la jungle…
Il existe à l’heure actuelle près de 900 titres de jeux de simulation disponibles sur le marché international. Si l’on ajoute à cela les titres dont le tirage a été épuisé et qui n’ont pas été réédités, on peut estimer à près de 1300 le nombre de jeux de simulation différents publiés depuis 1952, date à laquelle Charles Roberts fit paraître un jeu intitulé « Tactics », le premier wargame du genre. Le plan du livre fut complètement remanié, en tenant compte de l’impossibilité manifeste de traiter de tous les jeux de simulation en un seul ouvrage *.
Il existe encore aujourd’hui en France une grande confusion quant aux noms à donner à ces nouveaux jeux. Alors qu’aux États-Unis, le phénomène des jeux de simulation s’est étalé sur plus de vingt années, en France, cela ne fait que six ou sept ans qu’il a commencé à toucher un public significatif. On a donc vu arriver, en un laps de temps très court, toute une masse de jeux, la plupart importés, dont les appellations multiples ne faisaient qu’ajouter à la confusion régnante. Jeux d’Histoire, jeux de guerre, jeux de stratégie, wargames… Autant de termes qui, dès le début, recoupaient souvent des jeux très différents entre eux : les jeux de simulation historique avec figurines en plomb, les wargames à base de grille hexagonale ou les jeux de diplomatie, pour ne prendre que trois des catégories les plus connues.
Avec l’arrivée en force des jeux de rôles en 1980-81, la tendance générale fut de ramener cet immense kaléidoscope à l’opposition wargames / jeux de rôles, celle-ci venant se juxtaposer à l’opposition histoire / fantastique. Le réalisme froid des wargames était ainsi opposé à l’imaginaire débridé des jeux de rôles, chacun y allant de son anecdote caricaturale sur les joueurs de l’un ou l’autre camp suivant ses préférences personnelles. Mais, très vite, ce cadre étriqué a éclaté sous une avalanche de thèmes et de mécanismes inédits venant brouiller à nouveau les pistes. La science-fiction, l’horreur, l’aventure, l’économie, la série noire, le sport, l’érotisme, l’humour-dérision, la politique et la psychologie sont venus s’ajouter aux catégories déjà présentes sur le marché.
* C’est la raison pour laquelle le livre paru en janvier de cette année, s’intitule « Jeux de simulation / wargames ». Après deux chapitres généraux sur l’historique des jeux de simulation et les marchés américain et français, ce livre traite en effet essentiellement des wargames, avec notamment plus de 700 titres répertoriés par ordre chronologique et par thème. Deux autres ouvrages sont à l’heure actuelle en chantier qui viendront compléter — du moins, je espère — celui déjà paru. Ils devraient s’intituler respectivement « Jeux de simulation / Pouvoir et Diplomatie » et « Jeux de Rôles ».
A lire en complément : Le temps des jeux – Jeux de simulation, Wargames I. L’histoire des jeux de simulation – II. Le marché des jeux de simulation.
Simulation ?
Il s’imposait alors de trouver un terme générique pour tous ces jeux : le terme « jeux de simulation » s’est affirmé progressivement. Certains continuent, à tort à mon avis, de l’opposer à « jeux de rôles », comme si les jeux de rôles n’étaient pas aussi des jeux de simulation ! On retrouve là, de façon déformée, le débat qui opposait il y a quatre ou cinq ans les wargameurs aux joueurs de Donjons et Dragons. Les premiers faisaient valoir que simulation était synonyme de réalisme, donc de sérieux, à ne pas confondre avec le délire inquiétant des émules de Tolkien. Les choses ont bien évolué depuis, d’une part grâce à l’arrivée sur le marché de wargames encore plus sophistiqués, prouvant bien que la notion de réalisme est toute relative, et d’autre part grâce à l’augmentation considérable du nombre de joueurs. Cette augmentation des effectifs a amené un décloisonnement décisif entre les différentes catégories du jeu de simulation et il n’est pas rare de voir un joueur passer du wargame au jeu de rôles et vice et versa. Il est vrai qu’il existe désormais des jeux de rôles à thème historique, des wargames à thème fantastique et des simulations qui empruntent des mécanismes aux deux pour les réunir en un seul et même jeu.
Mais revenons à notre tentative de définition. Une fois que l’on tient le label « jeu de simulation », il faut bien justifier sa spécialité par rapport aux autres formes de jeux, essentiellement les jeux de réflexion abstraits (Dames, Échecs, Go) et les jeux de société classiques. Autrement dit, qu’est-ce qui différencie un jeu de simulation des générations de jeux qui l’ont précédé ? On ne peut plus se contenter d’affirmer que cela est dû à l’originalité des thèmes proposés ou à leur soi-disant réalisme. Puisqu’il faut une définition, j’opte pour la suivante : un jeu de simulation est un jeu dont les mécanismes s’intègrent dans un espace-temps cohérent, fini et concret. Pour chaque simulation, c’est cet espace-temps, inspiré d’une période historique ou d’un monde imaginaire, qui va servir de référence aux codifications et quantifications nécessaires.
Le degré de difficulté d’un jeu de simulation va donc dépendre de la multiplicité des mécanismes proposés — ce qui est le cas de tous les jeux — mais aussi du degré de sophistication de l’univers de référence. Cette sophistication ne s’obtient pas seulement par une accumulation de détails concernant les situations et les actions possibles. Elle s’obtient surtout par la complexité et le nombre de combinaisons pouvant influer sur la prise de décision, la forme de l’action et les transformations qui en découlent. Au moment de la conception d’un jeu de simulation, il s’établit un va-et-vient constant entre le thème retenu et les mécanismes qui lui donnent progressivement corps. Le concepteur cherche ainsi à obtenir la relation la plus harmonieuse possible entre le niveau de simulation, l’échelle temporelle et spatiale, les formes de mouvements et d’affrontements, et les relations directes entre joueurs. En ce sens, plus que de réalisme, il faut parler ici de crédibilité du jeu ainsi obtenu. Pendant longtemps, on a cherché cette crédibilité dans une plus grande complexité des règles. On se rend compte aujourd’hui qu’elle dépend avant tout d’un dosage réussi entre les différents mécanismes qui servent à illustrer l’univers choisi et ses contradictions.
C’est le lien étroit existant entre le thème et les mécanismes qui justifie, pour ce genre de jeux, l’utilisation du terme « simulation ». Il en est autrement avec les jeux de société classiques.
Parmi ceux-ci, le cas le plus connu et le plus caricatural est celui du Jeu de l’Oie. Encore aujourd’hui, nombreux sont ceux qui croient qu’en plaquant un nouveau thème sur un mécanisme identique on obtient un nouveau jeu !
Le cas du Monopoly est plus particulier. C’est, en effet, un jeu à deux niveaux. On a d’une part un jeu de parcours classique (type Jeu de l’Oie, Petits Chevaux, etc), et, d’autre part, une relation entre joueurs obtenue en leur permettant de prendre possession de certaines cases et en instaurant un système économique rudimentaire mais bien réel, à partir justement des titres de propriété des cases en question. Quoique restant très dépendant du mouvement des pièces, ce deuxième niveau de jeu n’en a pas moins sa dynamique propre, du moins tant que les titres de propriété ne sont pas définitivement attribués. Ensuite, le premier niveau de jeu reprend le dessus et les fins de partie au Monopoly sont généralement fort ennuyeuses : il n’y a plus rien à faire qu’à suivre le dé comme un chien suit son maître…
Tout dans le mouvement
C’est d’ailleurs dans le domaine du déplacement des pièces que l’originalité des jeux de simulation est la plus visible. Dans les jeux de réflexion classiques, les joueurs restent maîtres du déploiement des pièces mais celui-ci a un caractère abstrait. Il dépend d’une grille géométrique neutre, échiquier, damier ou go-ban, et les pièces, dont l’origine remonte presque à la nuit des temps, n’ont plus qu’une valeur symbolique. Ce sont donc des jeux de stratégie ou de tactique à l’état pur, dont l’aspect simulation, présent très probablement au moment de leur conception, a été gommé par des siècles de pratique. Les jeux de société, plus proches de nous, procèdent à l’inverse : un thème particulier, souvent d’actualité, sert de toile de fond mais les décisions concernant les mouvements vont dépendre le plus souvent du hasard pur et simple. Les jeux de simulation échappent à ces deux logiques. Toute conception de mouvement, ou plus généralement d’action, y a pour unité de référence les capacités physiologiques d’un être humain en bonne santé sur terre. La quantification des mouvements qui s’en suit va dépendre de nombreux éléments, parmi lesquels on trouve :
- l’échelle spatio-temporelle retenue (une séquence de jeu équivaut à combien de temps réel ?).
- les caractéristiques des personnages ou des groupes d’individus représentés (morphologie, entraînement, endurance, etc) toujours en relation aux caractéristiques propres à l’homme.
- les propriétés du milieu environnant (terrestre, liquide, aérien, densité, configuration, gravité, etc.).
On arrive ainsi à définir les capacités de n’importe quel personnage dans n’importe quel milieu, du moment que l’on est prêt à admettre qu’un dragon peut avoir la force de 30 hommes et l’endurance de 50, ou qu’un unité de cavalerie napoléonienne est 1,2 fois plus rapide que ses collègues anglais ou prussiens à la même époque. Tout l’art du concepteur consiste alors à rendre le plus crédible possible l’ensemble des mécanismes qui donnent vie à une simulation. La seule différence entre les simulations historiques et les simulations imaginaires est que les premières ont l’avantage (ou l’inconvénient, cela dépend) de pouvoir se référer à des témoignages ou des analyses basés sur des faits réels.
Le choix des critères qui vont régler les actions dans un jeu de simulation pose inévitablement le problème du niveau de simulation le plus adéquat.
Le niveau de simulation d’un jeu exprime non seulement la façon dont le concepteur a voulu rendre l’univers représenté, et notamment son échelle spatio-temporelle, mais aussi le mode de réflexion ludique qui le sous-tend. Autrement dit, le choix d’un niveau de simulation spécifique répond à la question : à quel niveau les décisions qui orientent le cours de la partie sont-elles prises ? On arrive à faire rentrer à peu près tous les jeux de simulation parus à ce jour dans six niveaux de simulation distincts : grand-stratégique, stratégique, opérationnel, tactique, sub-tactique et personnel. Ici aussi, on a cru à un certain moment pouvoir classer les différentes catégories de jeux de simulation suivant leur niveau de simulation. C’est à ce moment-là que sont apparus les termes « jeux de stratégie », « jeux de tactique », etc.
Tant que les wargames étaient uniquement des jeux de niveau tactique, opérationnel ou stratégique, et les jeux de rôles des jeux de niveau personnel, cela pouvait aller.
Mais, à partir du moment où des wargames tels que Squad Leader ou Cry Havoc (ndlr. voir notre article La saga Cry Havoc) sont arrivés sur le marché, et que certains jeux de rôles ont permis aux personnages principaux de se faire accompagner par quelques « amis », voire une troupe toute entière, cette distinction basée sur le niveau de simulation n’avait plus de sens. L’échelle de temps et d’espace utilisée dans Cry Havoc et Siège est tout à fait compatible avec des scénarios de jeux de rôles médiévaux ou fantastiques. Les figurines qui vont sortir bientôt pour ces deux jeux en sont la conséquence logique.
Devant cette impossibilité de classer les jeux de simulation par thème ou par niveau de simulation, j’ai donc orienté mes recherches en fonction d’un paramètre plus pragmatique : le nombre de joueurs. Puis je me suis intéressé progressivement à la théorie mathématique des jeux, dont l’un des fondements est précisément l’étude des relations qui s’établissent entre les joueurs. Diverses techniques d’analyse des décisions peuvent intervenir simultanément dans un problème, mais pour la théorie mathématique des jeux il s’agit d’un problème de jeu lorsque sa difficulté est particulièrement liée à la présence de plusieurs centres de décision. C’est souvent le cas des problèmes politiques, économiques, diplomatiques ou militaires. Dans une telle situation, il y a place pour deux facteurs essentiels : la coopération et la lutte. On peut définir ainsi trois classes de jeux selon le rôle qu’y jouent la coopération et la lutte :
- les jeux de coopération à l’état pur. Les joueurs forment alors une coalition et l’on assiste à une agrégation des préférences individuelles au profit de l’intérêt général.
- les jeux de lutte à l’état pur. Aucune coopération n’y est possible. Ce sont, en fait, des duels et ils représentent la partie la plus achevée de la théorie des jeux. C’est probablement pour la même raison qu’ils sont très largement dominants parmi les jeux sur ordinateur.
- les jeux de lutte et de coopération. Les intérêts des joueurs peuvent y être à la fois concordants et divergents. Ce genre de jeux se prête évidemment mieux que les duels à la représentation des situations réelles, mais il est plus difficile de les étudier systématiquement. Selon les modalités de communication entre les joueurs et les possibilités de formation et d’évolution des alliances, la coopération peut prendre, en effet, des formes très variées.
Comme on peut le voir, ces trois classes recoupent les trois principales familles de jeux de simulation : les jeux de rôles, les wargames et les jeux de diplomatie. Cela explique notamment que l’on retrouve dans les jeux de diplomatie des mécanismes propres aux wargames et d’autres plus particuliers aux jeux de rôles. Cette classification a également comme avantage de préciser l’utilisation du terme « wargame », qui a servi à un moment donné en France à désigner l’ensemble des jeux de simulation, puis tous les jeux qui n’étaient pas des jeux de rôles quand ceux-ci se sont affirmés comme une famille à part entière. Désormais le terme de wargame s’applique uniquement à des jeux simulant des situations conflictuelles entre deux camps et qui ne peuvent être résolues que par l’affrontement. On en revient ainsi à une définition très proche de la signification première donnée à ce mot.
Cavalier seul…
Si tous les jeux de simulation que j’ai eu à classer pour l’instant rentrent dans l’une de ces trois classes de jeux, il me faut admettre que certains me donnent du fil à retordre. C’est notamment le cas des jeux de lutte et de coopération qui privilégient beaucoup un aspect par rapport à l’autre, mais c’est aussi le cas des jeux en solitaire. Qu’ils soient sous forme de programmes pour micro-ordinateur, de livres ou de jeux conventionnels, les jeux en solitaire forment une catégorie très particulière puisque, par définition, il n’y a pas d’intervention de la part d’un autre joueur ou même d’un maître de jeu. Cette absence totale de part subjective dans le déroulement du jeu, en dehors de la part qu’y apporte le joueur lui-même, tend à déplacer le centre d’intérêt du jeu, surtout s’il est soumis à une pratique intensive. Assez vite, le joueur, sachant que le nombre de solutions est limité, va chercher à décrypter les critères qui ont servi à établir les solutions plus qu’à développer son propre jeu. Plus le jeu proposé est simple, plus cette tendance s’accentue. D’un jeu de simulation « figé », on arrive ainsi à un jeu de déduction somme toute assez classique. Je serais heureux de connaître, à ce sujet, l’opinion de joueurs qui ont une bonne pratique du jeu en solitaire, quelle que soit sa forme.
Duccio Vitale
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